Hors-jeu : le Mat
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Venons-en à la seule carte non
numérotée, donc exclue du jeu, le Mat. Elle représente un vagabond, tenant un bâton de
la main droite, son baluchon sur l'épaule de la main gauche, poursuivi par un chien qui
lui a déchiré sa chausse, et les yeux tournés vers le ciel. C'est la seule carte pour
laquelle les interprétations divergent radicalement. L'interprétation la plus courante
en fait un fou, un errant, une carte de vagabondage et de détresse. Mais certains
occultistes y voient tout au contraire l'accès à un monde hors du monde, une
renaissance, voire même le symbole de l'initié authentique, ayant accès à un monde
inaccessible au commun. |
L'existence même de la carte du
Mat implique quelques réflexions. D'abord, l'entreprise totalitaire du monde, pour être
totalement cohérente, doit réserver une place spécifique à l'exclusion. Même si l'on
élargit au maximum le champ d'application de l'inclusion ("Heureux les faibles
d'esprit, car ils verront Dieu", "les derniers seront les premiers", etc.,
selon le Christ), on ne peut totalement éviter qu'il y ait de
l'"irrécupérable" quelque part. Même si la "brebis perdue", pour
reprendre une autre parabole christique, occupe de par son exclusion même, et par le
problème qu'elle pose à l'espace totalitaire de ce fait, une énorme place dans le
dispositif de "sauvetage", rien ne peut empêcher qu'il y ait quand même des
fuites qui "posent problème" à l'ordre idéalisé de représentation du monde.
La plupart des systèmes ont prévu une place spécifique au fou et à l'errant; place
allant de la brebis perdue, exclue ou défavorisée, objet de toutes les attentions
charitables et des assistances sociales, à l'hôpital psychiatrique, camp de
concentration ou goulag ; mais également, dans le système astrologique aztèque, existe
une place spécifique dite du "jeu", place à laquelle rien n'est décidable.
L'errant ou le fou, le hors-jeu, le Mat, est l'objet d'une attention particulière dans le
système totalitaire : il est soit l'objet d'une attention extravagante visant à le
"réinsérer" ou l'"inclure", le faire "participer", soit
purement et simplement éliminé. Le système prétend à ce qu'il ne puisse exister des
individus qu'il définit comme "exclus" dans sa vision universaliste du monde. A
l'intérieur du système totalitaire, qui a vocation de résoudre toutes les
contradictions, il n'y a plus d'autre; il n'y a plus que l'Amour universel, ou la
Liberté, l'Egalité et la Fraternité universelles. On estimera, selon les cas, soit que
les inclus du système sont coupables de ne pas être capables de l'appliquer
universellement, ce pourquoi on leur demandera toujours plus de sacrifices, soit que les
exclus sont coupables de ne pas vouloir ou pouvoir s'y intégrer, ce pourquoi on les
éliminera. Dans la lutte féroce entre les formes du totalitarisme qui a caractérisé le
XXème siècle, national-socialisme, communismes, et universalismes d'inspiration
chrétienne, à quoi s'ajoute le totalitarisme musulman dont la résurgence violente est
probablement dûe à sa confrontation directe avec l'expansion des autres totalitarismes,
l'universalisme chrétien semble aujourd'hui triomphant, sous sa forme généralisée et
prétendument "laïque" de la déclaration, évidemment universelle, des
"Droits de l'Homme". Sa victoire, accompagnée évidemment d'une diabolisation
de tous les systèmes concurrents, tous qualifiés de totalitaires, ne doit pas nous faire
oublier que s'il peut aujourd'hui prétendre à l'universalité, c'est probablement grâce
à une meilleure gestion de l'idée totalitaire, appuyée sur une tradition millénaire
sur laquelle ni le national-socialisme, ni le communisme, systèmes qui se voulaient
"révolutionnaires", ne pouvaient se fonder. |
Cette ambivalence de la position
du système par rapport à l'exclu ou le hors-jeu explique la variabilité des
interprétations de la carte du Mat. La tradition implique que le plus démuni, le plus
exclu, le plus fou puisse être l'image du Dieu. De même, Karl Marx, grand maître de
l'application de la dialectique à l'économie, a démontré en une quantité
invraisemblable de volumes que la classe ouvrière allait se paupériser, qu'elle serait
de plus en plus aliénée, et que donc, comme si cela allait de soi, étant totalement
aliénée par un capitalisme sanguinaire, elle pourrait créer une société sans classes,
le paradis communiste. Hitler pensait, de même, que la révolution nationale et
socialiste du peuple allemand, asservi et humilié par la "ploutocratie juive
internationale", image particulière du Mal, lui rendrait enfin la prééminence qui
lui était naturelle pour l'établissement d'un nouvel ordre mondial. On ne peut
sous-estimer, à l'intérieur de notre système de pensée, la prégnance de ces
formulations délirantes qui voient dans les exclus l'avenir du monde, qui voient dans
l'esclave l'élu de Dieu, ou dans les produits de la sous-culture des banlieues une
révolution culturelle. Il s'agit des dernières expressions d'un délire totalitaire
collectif que nous reproduisons depuis quelques millénaires. |
Pour en finir avec le Jugement
de Dieu, le Mat détourne son regard du monde, il s'échappe du cycle de la transcendance.
Sans foi ni loi, il est juste hors-jeu; il n'est pas libéré, il ne manifeste pas un
dépassement, il ne participe plus. Le Mat manifeste qu'il n'existe pas de discours autre
que celui de la transcendance, dans tout l'espace qui s'est constitué sur ce discours. Le
Mat exprime soit le silence absolu de qui ne peut plus fonctionner selon l'ordre commun
des représentations, soit la dérision et le détachement qui étaient l'apanage des Fous
dans la société traditionnelle, avant que l'extension du totalitarisme ne décide de les
enfermer, les soigner ou les éliminer. Le Mat est la seule carte ambigüe du Tarot, il
manifeste l'existence de cette inquiétude vertigineuse du monde totalitaire face à
l'existence d'un ailleurs. Cet ailleurs, cette étrangeté radicale, n'a pas de place dans
l'ordre des représentations, et le système ne pouvait être complet, et donc absolument
totalitaire, s'il n'inventait une place nulle, incompréhensible et folle, espace vide de
sens. L'institution de cet espace nul est essentiel à la plénitude totalitaire
universaliste; la notion du Zéro est indissociable de celle d'Infini. Les sociétés
non-universalistes, ou non-civilisées, ne connaissent ni l'une ni l'autre de ces notions,
ni quoi que ce soit qui puisse ressembler au Mat, ce à quoi la civilisation répondra par
exemple qu'il y a des psychotiques partout, mais que ceux-ci deviennent shamanes dans les
sociétés qui n'ont pas inventé la psychiatrie. La confondante bêtise de ce propos,
pris parmi une infinité de propos du même type, nous éclaire sur deux points : l'un,
que la prétention universaliste s'attaque à tous les objets qu'elle peut apercevoir,
même de très loin et sans les connaître, et élabore à leur propos des théories
validées dans le système dans la mesure même où ces théories sont universalistes;
l'autre, que l'élaboration du discours et des théories universalistes a également pour
fonction de masquer en permanence leur propre fonctionnement, par l'institution d'un
"c'est partout la même chose" faisant prendre pour règle générale ce qui
n'est que l'expression d'une représentation particulière du monde, fort dominante il est
vrai, en pleine expansion, mais, hélas pour le Paradis, pas encore unique. Le Mat
reflète le lieu du divin, ou du divinatoire : il est le lieu du monde, et le monde n'est
pas son lieu. |