Jean-Marc Lepers

Anthropologie systémique

 

Table des matières

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I. Les "systèmes" : composition, formation, évolution

II. Evolution des espèces

 

A. Spéciation, mutations, réseaux de communication

 

B. Acquisition de l'aptitude discriminante

 

C. Inhibition et culture

 

Bibliographie et Citations

 

 

 

II. Evolution des espèces

 

 

 

A. Spéciation, mutations, réseaux de communication

 

La constitution d'"espèces" est le premier moyen d'évolution du vivant. Cette "évolution" ne se fait pas par transformations au sein de l'espèce, mais par séparation d'une espèce nouvelle de l'espèce primitive et, généralement, destruction progressive de l'espèce-souche, ou de la population-mère, par l'espèce neuve. Ainsi l'espèce "homme" a-t-elle détruit entièrement l'espèce souche anthropoïde dans laquelle elle a été conçue.

 

Nous avons vu déjà que l'espèce neuve doit, dans un premier temps, celui de sa plus grande faiblesse, se séparer de l'espèce originelle pour "faire souche" à son tour. On peut pense qu'en général, le caractère "mutant" (celui qui distingue l'humain de l'anthropoïde, par exemple) est nécessairement récessif. Pourquoi ? Parce que s'il apparaissait en tant que caractère dominant, le "mutant" serait immédiatement un monstre dans son groupe d'origine. S'il est récessif au contraire, l'alliance consanguine de deux de ses descendants possédant eux aussi le caractère récessif peut faire apparaître le caractère homozygote "plein", avec moins de risques d'exclusion, puisque les deux géniteurs possèdent déjà certaines des caractéristiques "récessives".

 

L'évolution prend donc sans doute la forme du récessif, et non du dominant. Le dominant est l'espèce-souche primitive, le récessif la branche évolutive s'extrayant de l'espèce-souche. Ce qui ne veut pas dire que toute mutation récessive est positive. Si elle n'est pas positive, elle tend à s'éliminer d'elle-même si les homozygotes sont défavorisés.

 

Le caractère évolutif étant récessif, le groupe "mutant" doit donc absolument se protéger de toute alliance avec les membres du groupe primitif, puisqu'il serait noyé, dominé dans ce groupe. Les membres du nouveau groupe où apparaît la mutation auront assez rapidement tendance à éliminer purement et simplement les membres d l'espèce-souche primitive, d'abord parce qu'ils occupent la même niche écologique et qu'ils y sont par définition plus efficaces, ensuite pour éviter de perdre leur spécificité par le mélange. Le gêne mutant récessif devient le gêne "dominant" par élimination de l'espèce-souche. A ce moment-là, d'autres mutations, d'autres gênes récessifs peuvent apparaître qui concurrencent le gêne dominant jusqu'à son élimination, etc..

 

Le système très spécial de la dualité génétique et de l'existence de gênes "dominants" et "récessifs" permet la concurrence à l'intérieur même du système génétique. C'est cette concurrence qui permet l'apparition d'un "progrès" et d'une "évolution" dans les espèces qui connaissent la reproduction sexuée, c'est-à-dire quasiment toutes les espèces animales et végétales. La concurrence se joue donc à l'intérieur de chaque individu, à l'intérieur du système chromosomique. La mutation, quand elle est hétérozygote, n'apparaît pas. Ce n'est que lorsque le caractère est homozygote qu'il apparaît clairement et s' "exprime".

 

Le réseau de communication qu'établissent les "mutants" doit forcément être très discriminant. Le mutant doit être capable de reconnaître son "semblable" pour éviter la perte, dans sa descendance, du caractère qu'il a acquis. Toute évolution doit donc s'accompagner d'une augmentation de l'aptitude à la discrimination. C'est en effet ce que l'on constate dans l'évolution des espèces animales : plus une espèce est évoluée, plus les membres de cette espèce sont capables de sélectionner précisément leurs partenaires sexuels. La plus grande part du réseau de communication établi entre les membres d'une espèce a pour but de fournir des critères de choix sexuel.

 

Donc, évolution et établissement de réseaux de communication vont de pair. Plus une espèce est évoluée, plus la sélection à l'intérieur même de l'espèce sera précise. Chaque individu d'une espèce est un "agent de sélection" oeuvrant à l'amélioration de l'espèce tout entière, non pas en partageant les acquits, mais en tentant d'améliorer la performance de sa lignée de manière suffisamment décisive pour qu'elle supplante et élimine les autres.

 

 

 

B. Acquisition de l'aptitude discriminante

 

La connectabilité s'acquiert par l'instauration de mécanismes inhibiteurs. En fait, plus une espèce est évoluée, plus elle est inhibée. Ce n'est pas seulement le propre de l'"homo psychanalyticus". Cette "inhibition" a pour but général de ne permettre l'assouvissement des "pulsions" fondamentales ou de l'"instinct" que dans certaines conditions précisément fixées, dépendant en général d'un "signal" reçu de l'environnement (partenaire, ennemi, proie, etc.). Si ce signal est absent, la satisfaction est impossible.

 

L'inhibition crée donc un réseau de communication de plus en plus précis quand l'espèce est plus évoluée. Un mot sur ce qu'on appelle généralement "instinct" ou "pulsion". On a très longtemps appelé par ces mots, faute d'explication plus satisfaisante, des comportements qui sont en fait très codés, par exemple les mécanismes de type pavlovien. Qu'un stimulus précisément et abstraitement codé, comme celui que Pavlov impose au chien, puisse entraîner une réponse motrice "instinctive" est une preuve de l'extrême flexibilité du chien, de sa capacité à lier des stimuli à une action positive. Ce n'est pas là une action qu'on pourrait dire "instinctuelle", ou une "pulsion" primaire, mais une action "intelligente".

 

Il faut reconsidérer la notion de "réflexe", comme celle d'"instinct". On a mis dans ces notions un tas d'ingrédients divers qui tous avaient en commun d'être apparemment inférieurs à l'"intelligence". En fait, il y a dans les actions "instinctuelles" et "réflexes" autant de niveaux de complexité qu'on peut en trouver dans les processus dits "intelligents".

 

Le niveau le moins complexe est celui des organismes simples, monocellulaires. Ces organismes sont animés d'un mouvement incessant, purement automatique, ne discriminant que certaines conditions du milieu (chaleur, lumière, nourriture, etc.). Les conditions du milieu ne modifient en rien le mouvement lui-même, qui est permanent et automatique; elles ne peuvent modifier que sa direction. Les systèmes nerveux complexes s'établissent sur l'inhibition de ce mouvement permanent; ils jouent en quelque sorte le rôle d'un interrupteur. Le mouvement "instinctif" subsiste de manière latente, toujours prêt à resurgir s'il en reçoit l'ordre.

 

Le mouvement "instinctif" apparaît si le système nerveux reçoit de l'extérieur un "signal" adéquat. Plus l'espèce est évoluée, plus les signaux autorisant la mise en branle du mouvement instinctif sont complexes et précis. Dans beaucoup d'espèces animales existent des "séquences comportementales" complexes : il faut que l'animal perçoive d'abord un signal pour adopter tel comportement, puis un second signal pour continuer son action, etc., jusqu'à la satisfaction finale. Si l'un des signaux de la séquence manque, la satisfaction est impossible.

 

Ces "séquences comportementales" sont aussi appelées par les éthologistes "I.R.M." (Innate Releasing Mechanism), Mécanisme de Décharge (ou de Déclenchement) Inné. La formulation anglo-saxonne considère le déclenchement comme une libération d'un potentiel déjà présent, ce qui n'apparaît pas dans la formulation française. Elle implique qu'il existe une "charge" interne qui ne peut se décharger que selon un mécanisme ou un comportement précis, généralement en présence d'un stimulus approprié. Mais en l'absence de stimulus, la séquence comportementale peut s'accomplir "à vide", sans fonctionnalité. Ce n'est pas le stimulus qui "crée" l'action, de manière rationnelle et orientée, mais il n'est que le déclencheur d'une action pré-programmmée qui "veut" s'exprimer, mais est généralement inhibée en l'absence de stimulus.

 

L'I.R.M. est, chez les animaux les plus évolués, doublée d'un "comportement d'appétence". Quand un animal ne trouve pas pendant un certain temps le stimulus ou le "signal" lui permettant le déclenchement de l'I.R.M., il va rechercher activement ce signal, et, s'il ne le trouve pas, le remplacer par un signal à peu près équivalent qu'il utilisera comme un "fétiche" pour déclencher son action. L'action utilisant un signal différent de celui qui est prévu dans le "programme" originel n'est évidemment pas fonctionnelle, elle est "perverse", mais elle montre bien que la fonction de décharge de la tension interne est première par rapport à la fonctionnalité de l'"action". La décharge à travers une séquence doit être prioritairement maintenue, même si elle est devenue sans objet extérieur.

 

La possibilité de manipuler des signaux déclencheurs d'actions motrices sera utilisée de la manière la plus systématique par les populations humaines. On peut décrire toute l'évolution des sociétés humaines, et leurs crises, par leurs rapports à des signaux qu'elles appellent "Rêves" ou "Symboles", qui ont pour fonction d'orienter et de déclencher l'action. Ces signaux déclencheurs peuvent également être appelés "fétiches". A la différence des signaux des animaux, ils sont manipulés par des spécialistes, et susceptibles de changement. Un changement dans les signaux déclencheurs fondamentaux est appelé une "révolution".

 

 

 

C. Inhibition et culture

 

Toute augmentation de la "culture", c'est-à-dire au sens large de comportements et de "savoir-faire" non génétiquement programmés, s'accompagne d'une augmentation de l'inhibition. Plus précisément, chaque innovation culturelle, chaque percée de l'intelligence ou de l'habileté se fait par inhibition de mécanismes comportementaux déjà présents. Cette inhibition peut toujours être remise en question si les gains de l'innovation culturelle doivent être payés par une inhibition jugée trop coûteuse.

 

On peut trouver un exemple d'inhibition dans ce que les éthologistes appellent "comportement de bordée". Ce comportement est la règle dans toutes les espèces amicales évoluées, espèce humaine y compris. Il consiste en ce que toute prise de contact entre deux individus de même espèce est originellement agressive. La disposition d'un potentiel d'agressivité suffisant est une condition première de l'existence et de l'intégration dans les groupes sociaux. Un individu dénué de toute forme d'agressivité est exclu de toute forme de rapport, et en particulier des rapports amoureux et sexuels. Le paradoxe est donc que, dans les groupes humains par exemple, les notions culturellement valorisées d'"amour" et d'"amitié" se fondent nécessairement sur une agressivité primaire, rejetée par la culture. Le "comportement de bordée" est une version inhibée de l'agression. Il a pour but, par des agressions souvent symboliques, de "tester" l'autre pour établir avec lui un comportement régulier. Le résultat du "test" est toujours de placer les deux concurrents dans une situation hiérarchique stable, l'un par rapport à l'autre. L'inhibition de l'agressivité est la base sur laquelle peuvent s'établir des relations de coopération amicale. Bien sûr, si cette coopération ne donne pas les résultats que l'on peut en attendre, le comportement originel agressif peut toujours resurgir.

 

Il faut noter que ce mode de prise de contact doit toujours se résoudre par l'établissement d'une relation de dominance. Les éthologistes ont pu montrer que dans le cas, fort rare, où aucun des concurrents n'arrive à l'emporter sur l'autre, les inhibitions tombent et le combat peut exceptionnellement se clore par la mort de l'un ou des deux partenaires.

 

Cette coopération qui s'établit sur la base d'une agression inhibée n'est valable qu'à l'intérieur des groupes. Elle ne vaut pas pour l'extérieur, l'"ennemi". Des animaux très coopératifs mènent de véritables guerres d'extermination, des génocides contre les membres d'autres groupes. Il semble même que plus les groupes sont coopératifs et solidaires, donc plus ils sont inhibés dans l'expression de l'agressivité interne, plus ils sont agressifs vers l'extérieur. Dans l'histoire humaine, il semble bien que l'augmentation de la coopération, de la solidarité et de l'inhibition internes aient toujours été accompagnée d'une expansion agressive vers l'extérieur.

 

Dans les sociétés humaines, l'inhibition générale tend à prendre la forme d'une anesthésie. Elle consiste en un gommage des sensations et des réactions instinctives. L'inhibition humaine, par cette anesthésie, se rapproche du phénomène du rêve, qui entraîne lui aussi une anesthésie générale. Les grands systèmes culturels humains vont élaborer des technologies anesthésiques de plus en plus raffinées, de manière à gommer le plus possible la perception des différences culturelles, ethniques, raciales qui entraînent des réactions agressives entre groupes que l'on veut homogénéiser. Les grandes religions sont le premier exemple de ce type d'anesthésie qui s'étend à l'ensemble de la vie instinctuelle et à l'ensemble des perceptions qui peuvent être sources de réponses réflexes.

 

Si l'inhibition représente, de manière générale, un progrès, il ne faut cependant pas oublier qu'elle n'est qu'un artefact et que la réaction primitive, instinctuelle et "naturelle", peut toujours réapparaître si les circonstances 'y prêtent, si l'inhibition qui a toujours été acceptée au nom du progrès du groupe ne donne plus les résultats positifs que l'on peut en attendre, c'est-à-dire en cas de "crise"; auquel cas le sacrifice instinctuel n'est plus payant et le retour à un comportement "désinhibé" devient plus valorisant. Tout groupe, même inhibé ou "anesthésié" pendant très longtemps, peut retrouver ses réflexes primitifs en situation de crise. C'est d'ailleurs une propriété, très générale, valable aussi bien pour les systèmes biologiques que pour les systèmes sociaux. La régression à des stades primitifs est parfois la condition de la survie.

 

Une "crise" d'un système a forcément un aspect "réactif" ou "réactionnaire". En effet, l'évolution procède par ajouts et inhibitions successifs, mais elle peut, si une lignée évolutive semble condamnée à la stagnation, "retourner en arrière", rejeter les acquisitions les plus récentes pour reprendre les schémas d'organisation anciens. Cette manière de procéder est connue dans la phylogenèse humaine sous le nom de "foetalisation" : l'humain adulte apparaît en effet comme un primate qui serait né avant terme, immature. Cette immaturité apparente montre clairement que l'évolution a choisi le chemin d'une certaine "régression" à un schéma de base, peu spécialisé, mais par contre culturellement spécialisable.

 

 

 

Bibliographie et Citations

 

LöVTRUPP, Sören : "La crise du darwinisme", La Recherche, Juillet 77

La divergence taxinomique ne peut se faire que s'il y a isolement, et environnement favorable.

Les "macro-mutations" (mutations brutales) avec élimination des non-mutants sont plus probables (mathématiquement) que des micro-mutations apparaissant sous la pression de l'environnement.

("des mutations particulières ne réapparaissent pas à des taux raisonnablement élevés")

 

GROUCHY, Jean de, "L'évolution des chromosomes", La Recherche, n°44, Avril 1974

 

Les relations incestueuses ont dû jouer un rôle fondamental pour l'évolution : elles seules peuvent fonder l'homozygotie.

 

LORENZ, Konrad, L'homme dans le fleuve du vivant, Flammarion, 1981

 

Recueil d'articles.

 

"L'agressivité, propriété favorable à la conservation de l'espèce ou phénomène pathologique ?" (1977)

 

"La nature, c'est à dire non pas une quelconque personnification de la nature mais l'évolution, agit souvent de telle sorte qu'au lieu de détruire ce qui est devenu inutile ou nuisible elle invente un nouveau mécanisme pour empêcher l'effet nocif du précédent. Il ne faut pas perdre de vue que l'évolution "travaille au jour le jour" puisqu'elle ne peut pas prévoir. L'évolution ne peut faire que ce qui promet un bénéfice immédiat du point de vue de la sélection, de la même manière qu'un homme politique ne peut faire que ce qui promet un bénéfice immédiat sur le plan électoral. C'est exactement la même situation." p 371

 

 

III. Le système social mammifère : leaders, rêves, émotions

IV. Le business du Rêve

V. Le système néolithique

VI. Le système impérial-religieux

VI. Le système impérial-religieux

VII. Peuples, cités, républiques

VIII. Systèmes modernes

IX. L'homme et les systèmes

X. Les jeux et les formes

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