Jean-Marc Lepers |
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Anthropologie systémique |
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Table des matières |
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V. Le système néolithique |
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A. Un système instable, de transition |
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B. Le facteur d'instabilité : la monnaie circulante |
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C. Circulation de la monnaie et crédit |
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D. L'échange crée de la différence |
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E. Monnaie et chair |
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F. L'esclavage |
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G. Esclavage et inhibition |
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H. Accumulation et identité |
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Bibliographie et Citations |
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V. Le système néolithique |
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A. Un système instable, de transition |
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Les sociétés de chasseurs-cueilleurs paléolithiques sont des sociétés stables. Sans perturbation venant de l'extérieur, elles peuvent subsister des dizaines de milliers d'années. Pourtant, la révolution néolithique, apparue 8 - 10.000 ans avant notre ère, au Moyen-Orient, couvre très rapidement la planète, à l'exception de certains isolats préservés jusqu'à nos jours : Australie, déserts, forêts denses. Et cette révolution, elle-même, crée des sociétés instables : quelques milliers d'années suffisent pour que l'on passe des premiers villages néolithiques aux Cités et aux Empires. |
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Qu'est-ce qui cause cette instabilité ? D'abord, c'est bien connu, maîtrisant peu à peu l'élevage et le jardinage, puis l'agriculture, peuvent accumuler, ce que les chasseurs paléolithiques ne pouvaient pas faire. On a pu voir dans cette accumulation la source d'inégalités sociales et, donc, d'instabilités. Mais ceci est tout à fait insuffisant. La "révolution néolithique" n'est possible qu'avec une transformation complète du système de valeurs. |
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B. Le facteur d'instabilité : la monnaie circulante |
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Les systèmes néolithiques se caractérisent principalement par l'invention d'un système de valeur supraclanique, que l'on appelle généralement une "Monnaie". Cette Monnaie, d'une façon tout à fait étonnante, semble à peu près la même sur l'ensemble de la planète : presque toujours, au Moyen-Orient, en Europe, en Chine, en Amérique, en Afrique, en Océanie, il s'agit de coquillages, le plus souvent de "cauris", qui ont donc un cours quasiment universel. Aux époques les plus reculées du néolithique, on trouve déjà des traces de commerce lointain, entre Baltique et Méditerranée. S'agissait-il de "troc", ou ces échanges prenaient-ils déjà une forme monétaire ? |
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Les échanges ayant une certaine importance, entre les clans néolithiques que l'on a pu étudier, en Océanie principalement (mais également en Asie, en Afrique, en Amérique) prennent toujours une forme monétaire, ritualisée et sacrée. Non seulement il ne s'agit jamais d'un troc, mais l'échange semble avoir la Monnaie et l'enrichissement pour buts, les objets échangés étant relativement secondaires. Plus encore, le jeu économique et la capitalisation sont favorisés par ce fait que les échanges importants se font à crédit, ce qui permet au "crédité" de manoeuvrer des masses monétaires plus importantes, permet une circulation plus rapide que le "comptant". |
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Le mot "crédit" doit être pris dans toute sa dimension : il s'agit à la fois de son sens monétaire moderne (l'introduction d'un délai entre une livraison et sa contrepartie, ou entre un "don" et un "contre-don", entre le "prêté" et le "rendu") et de son sens psychologique (quelqu'un "a du crédit"). Dans certaines sociétés du Nord-Ouest américain, les Kwakiutl, on obtient ce "crédit" psychologique, le "prestige", par la destruction, le sacrifice solennel d'un nombre considérable de biens (on appelle cette pratique le "potlach"). C'est une forme limite; en général le crédit et le prestige sont dus à la possession de la Monnaie, à la capacité d'en brasser de grandes quantités (mais pour pouvoir détruire, il faut également avoir possédé). |
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Quel est le statut de cette Monnaie ? Comment apparaît-elle ? Comme souvent dans l'évolution des systèmes, elle semble être une excroissance du domaine le plus évolué dans le système précédent, c'est-à-dire, dans ce cas, le domaine totémique du Rêve. Dans les sociétés néolithiques mélanésiennes d'Océanie, les totems claniques n'ont pas disparu; le domaine sacré du Rêve contient alors deux éléments, le Totem clanique et la Monnaie supra-clanique. L'âme de tout individu mâle de ces sociétés est ainsi la réunion de deux parties : le Totem, qui lui vient du clan de sa mère, et ce qu'il appelle la "Vie", ou la "Parole" élément instable et circulant qui lui vient de son père, symbolisé par la monnaie de coquillage. Cette "Vie", il la transmet à ses propres enfants, qui sont toujours d'un autre Totem, d'un autre clan que lui-même (ils sont donc des "étrangers"). Le don de cette "Vie" est symbolisé par le don de monnaie de coquillage. |
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C. Circulation de la monnaie et crédit |
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Dans la société paléolithique, le Totem personnel peut être plus ou moins utilisé comme "Monnaie". Mais cet "échange" est strictement limité; au plus, le Totem est "prêté". Les relations s'effectuent de clan à clan, sur la base d'alliances diplomatiques. L'accumulation des alliances est bien sûr limitée physiquement (on ne peut prêter son Totem, ou faire des cérémonies, avec des partenaires trop éloignés). Dans la société néolithique, le Totem personnel ne se prête plus. Par contre, la Monnaie (Vie, Parole) a pour vocation de circuler. Elle vous est toujours confiée par un partenaire d'échange qui vous en a crédité; vous devez la négocier avec un autre partenaire et acquitter votre dette envers le premier partenaire. Dans un tel système, l'accumulation est possible, parce que rien, sauf les rapports de force et la tradition, ne garantit l'équivalence des crédits et des débits, ce dont un individu puissant et ambitieux peut profiter pour s'enrichir. L'une des méthodes les plus couramment employées est de "promettre" le même bien précieux à plusieurs partenaires, empocher leurs dons préliminaires (en général, pour inciter le possesseur d'un objet précieux à le donner, ses partenaires lui font des "dons initiaux" qui peuvent déjà être assez considérables); et ne le donner, finalement, qu'à un seul d'entre eux. Ensuite, celui qui a reçu l'objet précieux doit le rembourser à son donateur, il a une dette envers lui. Etant en possession de l'objet précieux, il recevra des "dons initiaux" d'autres partenaires qui le désirent, et ainsi de suite. |
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Les sociétés néolithiques sont ainsi fondées sur un système de dettes et de créances multiples, système qui laisse une grande place au jeu, à la concurrence et à l'accumulation. Les Mélanésiens distinguent les partenaires "durs", qui ne rendent pas facilement les dons qu'on leur a faits, et qui, donc, accumulent et s'enrichissent en différant les remboursements, ou en rendant moins que ce qu'ils ont reçu (ce qui n'est possible que s'ils se font craindre par une magie appropriée), et les "mous", qui ne savent pas résister quand un partenaire leur demande un objet. Les différences dans le pouvoir magique sont essentielles pour expliquer l'apparition de pôles d'accumulation. De plus, un objet qui a été possédé par des partenaires "durs" acquiert de ce fait même plus de valeur que celui qui n'a été obtenu que de partenaires "mous". La "cote" des objets précieux, comme celle des actions en Bourse, et peut-être celle des monnaies modernes, est entièrement psychologique. |
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D. L'échange crée de la différence |
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L'échange crée de la différence. On peut observer en Océanie une gradation de sociétés néolithiques à divers stades de leur développement, entre les Canaques, proches géographiquement et racialement des aborigènes australiens, qui sont les plus primitifs, et les Polynésiens, qui ont développé des sociétés très évoluées, les Mélanésiens constituant le cas "classique" des échanges néolithiques. Les Canaques connaissent bien des formes monétaires, mais l'échange y est encore relativement "égal", comme il pouvait l'être chez les Australiens. Il sert à communiquer, non à prendre un avantage. Ce qui n'empêchait pas, d'ailleurs, les Canaques d'être de féroces cannibales avec leurs ennemis. Chez les Polynésiens, à l'autre extrême, sont apparus des Rois "tabous", qui dominent absolument toute la population, dont la Magie est toute-puissante. Entre les deux, les Mélanésiens ont créé de grandes chefferies, le système du "big man", le "grand frère", chef de clan qui mène sa famille aux victoires du négoce. La logique de l'échange généralisé transforme des systèmes relativement égalitaires et autonomes en des systèmes hiérarchiques, dépendants et interdépendants. |
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Ceci nous donne de la Monnaie et de l'échange une vision un peu moins idéale que celle qui prévaut en Occident depuis Aristote. La Monnaie n'est pas un simple "équivalent général". Aristote distingue un "bon usage" de la Monnaie, nécessaire pour régler les échanges entre équivalents, d'un mauvais usage, la "chrématistique", qui est l'accumulation de la Monnaie pour et par la Monnaie, qui est le fait des commerçants et des usuriers. De même pour Marx, pour qui la Monnaie est également un équivalent général, simple instrument nécessaire de l'échange. Le "capitaliste", selon Marx, fait lui aussi un mauvais usage de cet instrument si précieux : il s'arroge le droit de ne pas payer une marchandise, la "force de travail", à sa valeur réelle. Commerçants et capitalistes sont ainsi désignés à la réprobation générale, mais l'Argent lui-même, qui ne l'aime pas ? |
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Or c'est dans l'existence de la Monnaie elle-même, et dans l'échange, que se trouvent inclus l'inégalité et la domination. Plus on échange, plus se crée de la différence. La question que l'on peut se poser, à propos de la Monnaie, n'est pas : pourquoi certains individus accaparent-ils la plus grande part des richesses, ce qui impliquerait de leur part une espèce de perversion ou d'anormalité, mais : pourquoi et comment a-t-on créé l'instrument qui rend cet accaparement possible et même inévitable ? |
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Nous n'avons pas à cela de réponse très précise. A posteriori, on peut bien sûr noter que cette accumulation du pouvoir et des richesses entre les mains du Prince, de l'Etat, du capitaliste, a été nécessaire au développement des sociétés : la concentration du pouvoir est un facteur de puissance et d'efficacité face aux groupes "anarchiques". Existe-t-il une loi interne des systèmes telle que les individus acceptent de perdre leur autonomie, de remettre tous leurs pouvoirs entre les mains du plus puissant d'entre eux pour combattre efficacement les systèmes concurrents ? Recherchons-nous des leaders de plus en plus puissants ? Est-ce par goût du jeu, de la compétition généralisée ? En tous cas, la Monnaie a été le moyen de créer du jeu, de la concurrence et du pouvoir. De l'échange, sans doute, mais accessoirement. |
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E. Monnaie et chair |
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S'il est difficile de répondre à la question : "pourquoi la Monnaie ?" , on peut cependant explorer la question de sa signification initiale. Elle apparaît immédiatement chez les Mélanésiens : la Monnaie peut être échangée uniquement contre deux biens de consommation, soit une femme, soit de la chair d'un ennemi tué et sacrifié. Quand on donne de la Monnaie pour acquérir une femme, c'est pour signifier qu'on lui donne, à elle ainsi qu'à tout son clan, de la "Vie"; quand on en donne contre de la chair humaine, c'est de la "Vie" symbolique qui est échangée contre de la vie réelle. Les deux mythes d'apparition de la Monnaie la font provenir soit du ventre de la soeur, soit du ventre d'une victime de l'expédition cannibale, c'est-à-dire des deux "biens" échangeables contre la Monnaie. Le même interdit s'applique aux deux biens : le frère ne peut "consommer" sexuellement sa soeur, et le tueur ne peut consommer sa victime. Soeur et victime ont pour vocation d'être échangés. |
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Des vies humaines sont nécessaires au processus de l'échange; elles sont même une "matière première" toujours incluse dans le processus. La valeur d'une Monnaie dépend du nombre de femmes ou de victimes qu'elle permet d'acquérir. Dans le cas-limite, dans l'Empire aztèque, des milliers de victimes sont jugées nécessaires pour fonder la valeur du Signe divin, le Soleil. |
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La victime est généralement considérée comme "la propre chair" de son tueur, exactement comme la soeur est considérée comme "la même chair" que le frère. C'est donc "sa propre chair" que le tueur échange contre de la Monnaie, de la "Vie" et de la "Parole". De ce fait, l'échange de la victime contre la Monnaie est très proche de la pratique de l'initiation, dans laquelle des morceaux de la chair propre (en général, le prépuce) sont prélevés, on est symboliquement "mangé" par les Ancêtres mythiques, on acquiert une Magie, l'accès au Rêve du clan, une femme. Cependant, si la chair propre que l'on peut sacrifier dans l'initiation classique se trouve évidemment en quantité physiquement limitée, la chair des victimes, elle, est potentiellement illimitée, ce qui ouvre la voie à l'accumulation infinie des victimes et de la Monnaie. |
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Les enjeux symboliques de la circulation monétaire, pouvoir, richesse, valeur, sont toujours supportés, doublés par des enjeux "réels" : dans l'initiation paléolithique, la circulation des femmes et les mutilations; dans les systèmes néolithiques, les femmes et la vie des victimes sacrifiées. Il est difficile de déterminer si les enjeux symboliques ont une puissance telle qu'ils entraînent des actions "insensées" (les mutilations initiatiques, la chasse aux têtes cannibale, les guerres et les sacrifices aztèques) ou si ces actions insensées renforcent perpétuellement la puissance des enjeux symboliques qui disparaîtraient sans elles. Le lien entre les deux, en tous cas, est parfaitement clair. Le symbole s'édifie sur la chair et le sang, il est toujours une "hostie", le symbole d'une victime. Récemment encore, Marx décrivait le Capital comme un Moloch dévorant des victimes humaines, comme le faisait le dieu carthaginois. Le symbole, la Monnaie a besoin d'une prédation pour signifier quelque chose. Tout symbole, toute valeur se fonde sur un sacrifice qui le constitue. |
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Quand les sociétés néolithiques se centralisent, quand un Roi étend son pouvoir sur un grand nombre de clans, la fonction du sacrifice se ritualise. Peu à peu, le Roi est le seul à qui sont sacrifiées des victimes humaines. Il a d'ailleurs récupéré, à ce stade, la quasi-totalité de la Monnaie qui circulait entre les clans. Dépositaire unique de la Valeur, il a seul le privilège de manger les victimes humaines. Dans l'Afrique contemporaine, il arrive encore que des humains soient secrètement sacrifiés pour l'acquisition de "pouvoirs". Mais de manière générale, le sacrifice humain tend à être remplacé par une autre forme : l'esclavage. |
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F. L'esclavage |
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L'esclavage ne va pas de soi. On sait que les populations très primitives, habituées à leur autonomie clanique, sont absolument rebelles à l'esclavage. Ainsi des Indiens Caraïbes, qui ont préféré disparaître complètement plutôt que vivre en esclavage. Il a fallu les remplacer par des Africains, mieux formés à la condition d'esclaves, parce que plus "évolués". |
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Comment l'esclavage apparaît-il ? Fort probablement, à la suite d'une opération magique d'un nouveau genre, remplaçant le meurtre de la victime et sa dévoration par le "meurtre d'âme". Un exemple contemporain et assez bien connu de cette pratique peut encore être étudié à Haïti : la sorcellerie "vaudou" qui crée le "zombie". Le sorcier "tue" l'âme de sa victime, et seulement son âme; ensuite, il utilise le corps sans âme comme une machine. Il s'agit de faire croire à tous, victime comprise, qu'elle est "morte", qu'elle a été tuée par sorcellerie, et qu'elle n'est plus qu'un "zombie", un "revenant". Le "meurtre d'âme" implique une technologie magique très développée. Notons à ce propos que l'animisme haïtien est fondé sur la "possession"; le fidèle est possédé par un esprit ou "loa" qui lui est étranger et s'installe dans son corps, et ce sont les maîtres, prêtres-sorciers, qui dirigent cette possession. La possession sacrée par les dieux n'est pas très éloignée de la "dépossession" totale que peut mettre en oeuvre le sorcier. Ce couple possession/dépossession est complètement inconnu des populations plus primitives, qui baignent constamment dans leur propre domaine totémique, qui ont en permanence conscience d'être l'expression de leur Totem propre, de leur Ancêtre, d'être un avec leur Rêve. |
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L'apparition de l'esclave ne peut donc se faire que sur le fonds d'une dépossession initiale, que l'on voit à l'oeuvre dans le processus d'accumulation de la Valeur-Monnaie, des objets symboliques précieux, entre les mains des Rois et Grands Chefs. Tout au début du processus, l'individu a deux appartenances, l'appartenance totémique matrilinéaire et l'appartenance au domaine de la Vie, de la Monnaie circulante, patrilinéaire. A la fin du processus, l'appartenance totémique tombe en désuétude; tout le pouvoir, toute l'âme est investie dans les objets sacrés monétaires, et ces objets sont accaparés par le clan royal. Les membres des autres clans sont dépossédés, amenés à une soumission totale au Roi-Dieu, à l'esclavage. |
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G. Esclavage et inhibition |
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L'esclavage correspond aussi à l'apparition d'une nouvelle inhibition, un nouvel interdit concernant le corps du congénère. On ne le consomme plus directement, sa consommation est différée; on le fait produire. C'est aussi un stade dans le développement de l'accumulation et de la rétention; le captif passe du statut de consommation immédiate à celui d'élément de capital. Le Capital, c'est de la Monnaie, mais c'est aussi, comme son nom l'indique, des "têtes". Têtes collectionnées par les "chasseurs de têtes" néolithiques (dans la plupart des sociétés néolithiques, on peut trouver des traces de "culte du crâne"), "âmes" accumulées par les féodaux (on compte les villages en "âmes", et ce jusqu'à l'époque des "âmes mortes" de Gogol en Occident), ce sont les premières sources de la richesse. |
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"Il n'est richesse que d'hommes", disait-on encore aux débuts de l'Economie Politique. Vieille idée reprise par Marx, et dont le premier critique sera Malthus. Cette inhibition du cannibalisme ne va pas de soi. Très longtemps, les victimes sacrifiées et directement consommées sont préférées aux esclaves productifs. Chez les Aztèques par exemple, l'une des questions politiques cruciales, à l'époque de la conquête espagnole, est celle de savoir si les esclaves possédés par les marchands peuvent accéder à la dignité d'être sacrifiés sur les autels et mangés rituellement, alors que les victimes doivent normalement être des captifs de guerre, capturés par des guerriers. Les esclaves, élevés comme du bétail, qui peuvent être achetés, ne sont pas des victimes valables. Dans l'échelle des valeurs, l'esclave et le marchand restent bien en dessous du sacrifié et du guerrier. |
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L'inhibition nouvelle vis à vis du corps du captif-esclave n'est pas due à la considération que l'on aurait pour lui, bien au contraire. Elle serait plutôt due à une sorte de dégoût, devant le manque de dignité d'une telle viande. Les cannibales mélanésiens disent de leur victime : "C'est notre odeur, donc c'est bon." Plus, ils appellent la chair humaine qu'ils consomment "notre bonheur". C'est dire à quel point ils l'apprécient. Le cannibale "assimile" une chair qu'il considère semblable à la sienne, et considère sa victime comme "son enfant bien-aimé". Par contraste, la chair de l'esclave est inassimilable, dégoûtante, radicalement "autre". La disparition du cannibalisme et l'apparition de l'esclavage, c'est la disparition d'une commune mesure entre les humains et l'apparition de "sous-hommes". |
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H. Accumulation et identité |
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L'accumulation n'est possible que de l'identique. C'est parce que les clans néolithiques se réfèrent à un facteur commun, la Monnaie-Valeur, qu'apparaissent des différences et une hiérarchie entre les clans, selon la quantité de cette Valeur qu'ils possèdent. Il ne peut y avoir de tel type de domination quand les clans sont hétérogènes, chacun ayant une identité propre qui le rend incommensurable à tout autre. |
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Chaque fois qu'un processus d'"égalisation" des hommes est en marche, chaque fois qu'il s'agit de les rendre "identiques" ou de les faire "communiquer" (et on voit là, clairement, les tartes à la crème dont se réclament pas mal de personnalités politiques et médiatiques), le résultat concret en est un formidable accroissement des inégalités, l'apparition de rapports de force nouveaux, de compétitions impitoyables dont les "différences" traditionnelles protégeaient les groupes, les clans, les classes, les cultures, les ethnies ou les races. Toute nouvelle perte d'identité est la création d'un nouvel état de guerre, l'aube d'une nouvelle tyrannie. Nos sociétés occidentales, championnes de la "non-discrimination", de la "communication" et du "métissage", risquent de composer des mélanges détonants. |
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Les sociétés impériales, qui suivent les sociétés néolithiques, ont perfectionné le couple : abolition des identités - création de différences quantitatives. Pour simplifier, on pourrait dire qu'au "qualitatif" hétérogène elles substituent du "quantitatif" homogène. Cette logique impériale et impérialiste, soutenue aujourd'hui encore par les grandes organisations internationales (ONU et "Droits de l'Homme"), a cependant trouvé sa limite : la révolution démocratique, retour à l'unité tribale et ethnique contre l'assimilation impériale. Cependant, la destruction des identités, voire du "libre arbitre", restera longtemps un moyen d'accélérer les processus d'accumulation et de centralisation, en particulier dans la France jacobine et impériale. |
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Bibliographie et Citations |
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BOHANNAN & DALTON, Markets in Africa, Chicago, Northwestern University Press, 1962 |
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ethnie africaine Tiv : il y a 3 sphères monétaires : - le yiagh : biens alimentaires, quelques outils usuels. système de troc - le shagba : biens de prestige : esclaves, bétail, "offices" cérémoniels, vêtements, sortilèges, barres de métal. Dans cette sphère, les barres de métal servent de monnaie. - sphère du mariage et des droits sur les humains. Les échanges entre deux sphères ne sont jamais égalitaires. Celui qui acquiert des droits (mariage, par exemple) "réussit" une affaire. |
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CALAME-GRIAULE, Geneviève, La parole chez les Dogons, Paris , Gallimard, 1965 |
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La "pensée" est "la parole qui est dans le foie" p. 25 Le Monde est un "livre" et un ensemble de "signes" dont il décode le "message" p. 27 La parole est nécessaire à la fécondation p. 75 |
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CLASTRES, Pierre, La societe contre l'Etat, Editions de Minuit, 1974 |
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Le chef est un "leader" mais n'a pas d'"autorité" et ne donne pas d'"ordres". Le chef est un "faiseur de paix", il est "généreux" et "bon orateur"; il a cependant le privilège d'être le seul polygame (dans une société où il y a 2 hommes pour une femme) Le chef est le "Maître des Mots" (p 134) Le chasseur guayaki ne consomme pas lui-même la viande de ses propres prises : "Les animaux qu'on a tués, on ne doit pas les manger soi-même." (p 99) "Le corps médiatise l'acquisition d'un savoir, ce savoir s'inscrit sur le corps. Nature de ce savoir transmis par le rite, fonction du corps sur le déroulement du rite : double question en quoi se résout celle du sens de l'initiation." Endocannibalisme : tout le monde mange les morts, sauf les proches parents du défunt. On mange également un enfant sur deux, surtout les filles. Restent deux hommes pour une femme. |
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LEENHARDT, Maurice, Do Kamo, Gallimard, 1947 |
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"La pensée est un objet, une donnée, une inspiration, une révélation, une trouvaille sentie dans ce contenant viscéral, ou perçue dans un contenant tressé comme un panier. Il faut se représenter qu'une chose dans un panier cesse d'être la part d'un ensemble. Elle se trouve circonscrite par les fibres tressées, et donc séparée de son ensemble et autre." "Le Calédonien considère la parole comme une réalité solide. Il aime à dire "la parole qui dure". C'est elle en effet qui relie les rythmes de la vie et marque leur continuité au travers du temps que vivent les générations." "Discours et objets en sont pas pour eux formules et signes,voire langage, mais tradition, c'est à dire manière de traduction de la parole en sa pérennité, manifestation de l'être en sa continuité." Leenhardt à un vieux Calédonien : "- En somme c'est la notion d'esprit que nous avons portée dans votre pensée ? et lui d'objecter : - L'esprit ? Bah ! Vous ne nous avez pas apporté l'esprit. Nous savions déjà l'existence de l'esprit. Nous procédions selon l'esprit. Mais ce que vous nous avez apporté, c'est le corps." "Le Canaque vit dans le sentiment de son identité avec le totem, il se transporte dans le domaine totémique avec la plus déconcertante facilité pour qui n'est pas averti." "Il arrive que la magie ou le mythe absorbent les activités au point que l'on voit le travail magique dépasser le travail technique. En Calédonie, la culture des ignames demande à peu près huit jours de rites pour un jour de travail." "Le mode juridique le plus gonflé de données personnelles est celui de la dette. On sait que celle-ci s'appelle vie et que celui qui "doit" a seulement abandonné une parcelle de sa vie chez son créancier. Il retrouvera cette parcelle lorsqu'il rapportera ce qu'il devait." "Ce que nous appelons monnaie, les objets rares, coquillages, bijoux, jades, doivent être tenus seulement pour des symboles de vie et des sceaux. L'indigène ne pense pas des contrats et des prestations, mais il répète dans ses discours, en montrant les objets d'échange : - Ceux-ci sont la parole qui a été dite... Et il termine : - Que la parole soit droite..." "Au clan qui a besoin d'un apport de vie, correspond le clan qui peut assurer cet apport par l'artifice du totem. Les alliances entre clans par mariage marquent ce transport de la vie totémique par les femmes. De génération en génération, celles-ci creusent le canal où s'écoule, de clan en clan, ce flux totémique qui est la vie perpétuée de la société. Cette vie transférée est ainsi une vie confiée, elle est pour chacun un dépôt. Et la garde de ce dépôt dans le clan ou chez les membres du clan, aboutit à des comportements qui obligent à un certain contrôle de soi." p 132 |
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MALINOWSKI, Bronislaw, La vie sexuelle des sauvages du Nord Ouest de la Mélanésie, Payot, 1970 |
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Le mariage est en principe patrilocal. Le père est un 'tomakawa': étranger L'oncle maternel est un 'kadagu' = même lignage, même totem informateur parlant des enfants : "C'est pour eux une manière de jouer que d'entretenir des relations ('kayta'). Ils échangent des noix de coco, un petit morceau de noix de bétel, quelques perles en verroterie ou quelques fruits, après quoi ils s'en vont et se cachent et 'kayta'." p 69 L'échange des cadeaux de mariage : "exprime le principe fondamental des rapports économiques qui prévaudront pendant toute la durée du mariage : à savoir que la famille de la jeune fille doit ravitailler le nouveau ménage, en recevant parfois en échange des objets précieux." p 103 A la mort d'un homme les parents maternels n'ont pas le droit de toucher le cadavre qui est "tabou". Ils sont frappés dans leur propre personne. La veuve, les enfants, les parents par alliance ont le devoir de deuil. Les fils du défunt sucent ses os en état de décomposition. "Il est juste qu'un enfant suce le cubitus de son père. Car le père a reçu dans sa main ses excréments et a eu les genoux mouillés par son urine." Comportement érotique : la fille inflige toujours à son amoureux des douleurs physiques considérables, y compris avec un instrument tranchant. "Les femmes entreprenantes passent des taquineries aux égratignures et s'attaquent aux garçons avec des coquilles de moules ou des couteaux en bambou ou une petite hache effilée." être couvert d'entailles est un signe de virilité et une preuve de succès. Le garçon entaillé reçoit sa "récompense" des assaillantes, en public. |
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MALINOWSKI, Bronislaw, Les Argonautes du Pacifique Occidental,: Paris , Gallimard, 1963 |
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p 583 (Conclusion) : "En fait le vaygu'a, c'est, pour l'indigène, quelque chose qui lui confère de l'importance, qui lui vaut de la considération, et voilà pourquoi il le regarde avec respect et affection." pp 241-255 : Les dons sont généralement faits au mari de la soeur. Tout homme travaille sa vie entière pour ses parents et leurs familles. Si le mari de la soeur est un chef, des cadeaux considérables lui sont faits lors des récoltes. Il rend des objets précieux, mais en moindre quantité. Les filles demandent systématiquement des cadeaux pour les "faveurs amoureuses". Le sagali est une distribution tribale par le clan maternel. La kula, elle, est fondée sur des amitiés et des alliances personnelles. "Le nombre des partenaires d'un individu varie selon son rang et son importance. Un roturier trobriandais n'aura que quelques co-échangistes, alors qu'un chef en comptera des centaines. Il n'existe pas de mécanisme social susceptible de limiter le nombre de partenaires de quelques personnes et d'accroître celui des autres, mais un homme saura naturellement à combien son rang et sa position lui donnent droit. Et il aura toujours pour se guider l'expérience de ses ascendants immédiats." p. 149 "Le succès de la kula est imputé à un pouvoir personnel spécial, dû surtout à la magie, et les hommes en tirent beaucoup de fierté. En outre, l'ensemble de la communauté se glorifie d'un trophée kula particulièrement beau, obtenu par un de ses membres." |
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MALINOWSKI, Bronislaw, 'L'économie primitive des îles Trobriand', Paris, Mouton, 1974 |
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Le chef possède environ 30% de la nourriture du district, 80% des vaygu'a, 75% des porcs, noix de coco et bétel Il paie les services des autres avec des vaygu'a, ou plus généralement avec des porcs, noix de coco ou de bétel. Il peut faire exécuter des gens par des gardes spéciaux, et les paie toujours en vaygu'a. Le chef est le "banquier de la tribu". |
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ROHEIM, Geza, Psychanalyse et anthropologie : culture, personnalite, inconscient, Gallimard, 1967 |
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"Ils ramènent au village l'homme qu'ils ont tué. Ils ne le mangent pas eux-mêmes mais donnent des parties de son corps en échange de biens de kune. "Le bagi est le 'pokara' (don initial) offert en échange de chair humaine. Contre un mwari, on donne un sein, contre un dona un bras, contre un bagi une jambe, un os nasal achète une tête, une hache de pierre un cou. Si quelqu'un ne dispose d'aucun objet de kune, il dira : "S'il vous plait, coupez un petit bout pour moi." "Le porc est mauvais, l'homme est meilleur." "C'est notre propre odeur, donc c'est bon", disent-ils. "Leur bonheur" signifie la chair humaine." p. 271 "La "propriété" ou possession temporaire de ces objets rapporte des gains matériels, car on courtise le possesseur, par des présents de nourriture autant que par des incantations, pour qu'il transmette les objets à la personne qui éprouve le besoin irrésistible de les posséder. Mais en même temps, il envoie ses porcs et ses ignames à un autre homme, propriétaire d'un autre coquillage chargé de prestige que lui-même désire posséder." p. 231 "Dans les textes mythiques que j'ai recueillis, nous voyons que le héros "iwabuwabu" (fit un paquet). Mais n'ayant jamais participé à une expédition de kune, je n'ai jamais compris ce que signifiait "faire un paquet". Fortune l'explique de la façon suivante : "Faire wabuwabu consiste à prendre un grand nombre de colliers de coquillages spondylus (bagi) dans différents endroits, différents villages du sud, contre la garantie du même unique bracelet (mwari) laissé au nord, ou inversement, beaucoup de bracelets au nord contre une garantie à laquelle on ne pourra pas faire honneur puisqu'on promet le seul objet de valeur qu'on possède à beaucoup de personnes ou d'endroits différents, en échange de dons qu'on sollicite d'eux." [Fortune, R.F., The sorcerers of Dobu, New York, 1932, pp 216-217] Dans la région où j'ai travaillé, on appelle cette pratique "être dur". En décrivant le kune de Matanogie, je l'ai appelé "payement différé". Ce qui se produit, c'est que le prestige d'un unique objet lui vaut d'être rendu cinq fois; l'un des cinq partenaires du troc obtient l'objet désiré, les autres l'envient et sont furieux. A la fin, ils reçoivent eux aussi d'autres objets de valeur mais pas l'objet important." |
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