Jean-Marc Lepers

Anthropologie systémique

 

Table des matières

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I. Les "systèmes" : composition, formation, évolution
II. Evolution des espèces
III. Le système social mammifère : leaders, rêves, émotions
IV. Le business du Rêve
V. Le système néolithique
VI. Le système impérial-religieux
VII. Peuples, cités, républiques
VIII. Systèmes modernes

IX. L'homme et les systèmes

X. Les jeux et les formes

 

A. Hasard, jeu, création de formes

 

B. Critique du principe de l'"ordre par le bruit"

 

C. Rapports concurrentiels. Théorie des jeux

 

D. Comportement d'appétence et crédit

 

E. Jeux, communication, séquences

 

 

 

X. Les jeux et les formes

 

 

 

A. Hasard, jeu, création de formes

 

La théorie des jeux se fonde en général sur le théorème dit "du minimax", qui revient à affirmer que les joueurs ont globalement intérêt à passer un compromis plutôt qu'à entrer en conflit, situation dans laquelle tout le monde peut perdre le maximum. Cette théorie se fonde donc sur une grande "sagesse"; on peut même dire qu'elle est très morale. Cependant, il se trouve que dans l'observation de la réalité, les jeux réels sont toujours conçus de telle manière que chaque joueur prenne le risque de tout perdre en espérant récupérer la mise de tous les autres. Tout gagner ou tout perdre est préféré au statu quo. C'est d'ailleurs la raison même pour laquelle le jeu existe.

 

Le jeu est donc un créateur de formes, un créateur de différences. En ce sens, il est contre-entropique. Le jeu crée de l'improbable : qu'une situation d'équilibre et d'égalité se transforme en situation de déséquilibre et d'inégalité.

 

En fait, les joueurs ne jouent que pour "risquer". Un jeu sans risque est également sans profit, il n'a pas d'intérêt. Les jeux des animaux ont également la même fonction : sous une apparence innocente, ils déterminent qui est le plus fort. Et, si le jeu n'arrive pas à départager les adversaires, il peut alors y avoir affrontement sanglant. En fait, le "minimax", le maintien des positions égales des adversaires, est plus dangereux, dans la réalité, que l'apparition d'une domination de l'un sur l'autre. Une domination reconnue est une situation moins conflictuelle qu'une égalité oscillante. C'est pourquoi tout jeu tend à créer une situation d'inégalité qui est la seule situation d'équilibre. La "Fortune", plus ou moins hasardeuse, est créatrice d'ordre, alors que toutes les lois de la probabilité voudraient qu'elle ne produise que de l'égalité et de l'entropie.

 

 

 

B. Critique du principe de l'"ordre par le bruit"

 

Ce principe, posé par Von Foerster, découle d'une expérience désormais classique : quand on laisse des barres aimantées reposer au fond d'une boîte, elles s'agglutinent les unes sur les autres sans "ordre". Mais si on agite la boîte de manière "désordonnée", chaotique, les aimants vont former dans l'espace des figures complexes architecturées, "ordonnées". D'où le principe de l'"ordre par le bruit", qui pose que l'introduction du "bruit" (ou de désordre) dans un système contribue à l'ordonner.

 

On devine aisément toutes les applications lyriques qui peuvent être trouvées de ce principe, en particulier dans les sciences sociales. On a en effet trouvé là l'aubaine pour justifier absolument n'importe quoi.

 

Or, tel qu'il est posé, ce principe est certainement soit abusivement mal interprété, soit carrément faux. D'abord, rien ne permet de dire que l'agitation désordonnée de la boîte est un "bruit", qui introduirait du désordre dans le système. En effet, l'agitation de la boîte a pour effet principal d'éliminer pour un temps l'action prépondérante de la constante gravitationnelle, qui "colle" les aimants au fonds de la boîte. Il est probable que, introduits de manière aléatoire dans un espace non gravitationnel, les aimants se regrouperaient de la manière architecturée, ordonnée, qui a séduit von Foerster, sans qu'il soit besoin d'introduire du "désordre" ou du "bruit" pour cela. La suppression de la constante gravitationnelle ne correspond pas à l'introduction d'un "bruit", mais à l'apparition d'un "degré de liberté", ce qui est, mathématiquement et intuitivement, tout à fait différent. D'ailleurs, l'"ordre" que décrit von Foerster est tout à fait subjectif. L'introduction de la gravitation, qui "colle" les aimants au fonds de la boîte, fait apparaître elle aussi une "forme", dans la mesure où le regroupement des éléments d'un ensemble en un point de l'espace est moins probable que leur équirépartition dans tout l'espace. Là encore, l'aspect "architecturé" des aimants après agitation provient du fait qu'ils ont pu, pendant un temps, échapper relativement à la loi de la pesanteur, ce qui leur donne par hasard l'aspect que l'on donne aux constructions humaines.

 

La notion de "degré de liberté" indique qu'il ne s'agit pas d'un "bruit" (qui, d'ailleurs, n'aurait de sens que par rapport à la communication d'une forme pré-existante, ou par rapport à un "ordre" préexistant), mais de l'introduction d'un "jeu" pour les aimants, jeu qui leur permette une répartition réellement aléatoire. Il faut noter que la condition du jeu est que les aimants sont tous de force égale; si une force domine, ils sont tous agglutinés par cette force comme ils sont agglutinés par la force de l'attraction terrestre. La mobilité assurée par l'agitation n'a en fait aucune des caractéristiques d'un "bruit", mais toutes celles d'un "jeu". Il faudrait donc réviser le principe de von Foerster en le dénommant principe de l'"ordre par le jeu". Principe qui, d'ailleurs, semblerait tout à fait vérifié dans plusieurs phénomènes étudiés par les sciences sociales et économiques; en particulier celui de l'introduction du jeu monétaire ou du jeu démocratique dans des ensembles "mono-ordonnés", primitivement soumis à quelque chose qui ressemblerait à la constante gravitationnelle qui écrase tous les aimants dans le même fond. Le jeu ne peut être réduit à un bruit, parce qu'il ne fonctionne qu'en suivant des règles, réglementant précisément le degré de liberté des joueurs. Un "bruit", par contre, est fondamentalement incompréhensible et inutilisable; il ne peut en aucun cas créer une forme, puisqu'il est par définition une non-forme. Mais on peut voir assez clairement pourquoi ce principe a pu soulever l'enthousiasme de quelques penseurs : il ressemble à s'y méprendre aux envolées métaphysiques qui veulent que l'ordre sorte du désordre comme le positif sortait naguère du négatif, de la "négation de la négation", etc.. Principes qui, comme on sait, sont les planches de salut idéales pour justifier le "n'importe quoi". Dans les systèmes réels, le jeu est toujours strictement limité, et son introduction est soumise à des règles précises. L'aléatoire est introduit dans les systèmes pour y créer des formes, certes, mais de manière strictement codée : rien qui ressemble là à l'introduction d'un "désordre" ou d'un "bruit". Au contraire même, les systèmes introduisant l'aléatoire, plus instables que ceux qui ne l'introduisent pas, doivent introduire des procédures d'élimination du pur "désordre" ou du "bruit" plus draconiennes. Ce sont souvent des "tyrans" qui ont été à l'origine des démocraties.

 

 

 

C. Rapports concurrentiels. Théorie des jeux

 

La théorie des jeux analyse des rapports concurrentiels à un seul niveau. C'est-à-dire qu'elle n'admet par hypothèse qu'un seul niveau de communication (le niveau du langage "ordinaire", logique, avec ses feintes ou ruses éventuelles). Ce niveau est de fait le plus apparent, celui également où la "feinte" est le plus possible.

 

Cependant, en cas de doute, dans un rapport de ce type, les partenaires du jeu essaient toujours de se situer à un autre niveau, niveau subliminal ou niveau de l'"intuition". Ce niveau, qui s'appuie lui aussi sur des données précises, mais non dites, gestuelles ou émotionnelles, se trouve être de fait un niveau plus "sûr", parce que moins aisément transformable que le niveau verbal.

 

Les stratégies des joueurs visent donc à tenter d'occulter leur propre niveau émotionnel, et à tenter d'agir sur l'état émotionnel du partenaire, modifier ses capacités de perception subliminale par l'emploi du langage verbal; un individu "ému" est moins perceptif à la qualité des émotions du partenaire que celui-ci peut plus aisément camoufler.

 

Le calcul du "jeu" est donc un calcul qui doit tenir compte de deux niveaux au moins. Une action absurde du point de vue de la stricte logique peut être tout à fait pertinente du point de vue de la guerre de positions émotionnelle. S'il y a "calcul", et il y en a forcément un, ce n'est pas un calcul purement logique. Le rapport qu'établissent deux joueurs se rapproche assez nettement du rapport qu'établissent entre eux les "magiciens" primitifs. Il s'agit également d'un "jeu", dans lequel le rôle des "signes" mis en jeu dans les cérémonies est d'"impressionner" l'autre jusqu'à la soumission, ou même la mort. Le "calcul" du primitif repose sur le pouvoir émotionnel des signes qu'il met en jeu; il ne cherche pas à "tromper" l'autre, mais à le "tuer". Tout jeu comporte d'ailleurs, essentiellement, cette dimension d'une lutte à mort. Dans les jeux des enfants, comme les jeux de billes, toute bille "tuée" est prise par le vainqueur. Les billes sont parmi les premières formes monétaires, les premiers trésors; et elles sont conçues pour être jouées. Les grands vainqueurs des billes, chefs redoutés, possèdent ainsi des trésors qui sont la concrétisation d'une accumulation de petits meurtres; chaque bille est une victoire et un pouvoir. Ensuite, le grand vainqueur, pour alimenter le jeu, prête ses billes aux joueurs démunis, qui accumulent des dettes de plus en plus impayables. C'est exactement le même rapport que celui du "big man" mélanésien avec ses clients. Le Jeu a toujours pour résultat l'accumulation, la concentration de la monnaie dans des centres et la perte de pouvoir des périphéries. On ne peut pas dire qu'il y ait à proprement parler des jeux "à somme nulle", puisque l'état final du jeu, dans lequel la mise est concentrée en quelques mains seulement, est fort différent de l'état initial dans lequel la mise est également répartie. Même si la somme est apparemment nulle, la concentration de la monnaie en quelques mains permet l'apparition d'autres rapports, de dette et de clientèle, qui font que la somme devient potentiellement infinie. Quand le gagnant "prête" aux autres joueurs pour leur permettre de jouer encore, la monnaie s'est dédoublée en une dette et une monnaie circulante : elle s'est transformée en Capital ou en Crédit. Le jeu a ainsi créé une "forme" nouvelle, fort différente de la situation initiale. Le jeu semble ainsi avoir pour objet de créer une forme, de créer de l'improbable; en cela, il ressemble assez au "jeu" des mutations, dont la plupart sont inutilisables, mais il suffit qu'une seule soit avantageuse de temps en temps pour légitimer le système.

 

La qualification de "don" des activités d'échange du négoce primitif est de celles qui ont introduit le plus de biais dans l'appréciation des activités économiques et symboliques pré capitalistes. Même si l'on sait que le don est toujours suivi d'un contre-don, "don" suggère une idée de gratuité, voire de désintéressement, en tous cas de réciprocité, qui contraste avec l'âpreté concurrentielle des rapports marchands. Ce mot ne rend pas compte de la réalité des échanges : plus que de "don", c'est de "mise" qu'il s'agit dans les sociétés primitives. Le "négoce" primitif est d'abord un jeu; sa principale raison d'être est de ne pas être réciproque, d'entraîner des gains et des pertes et donc de favoriser la création de pôles d'accumulation, de polariser les échanges et donc, de créer de la différence. L'idée d'une réciprocité des échanges est une idée moderne, liée à l'égalitarisme professé dans nos sociétés marquées par le christianisme et ses avatars humanistes; mais elle n'apparaît pas, ainsi formulée, dans les paroles des primitifs. La réciprocité chez les primitifs dépend entièrement des rapports qu'ont ou que veulent avoir les partenaires. Ce sont les ethnologues qui ont introduit cette idée de réciprocité, voire l'ont créée de toutes pièces, en opposition à la société moderne dite "inégalitaire" et "exploitatrice". Tout le mouvement des sociétés précapitalistes va vers la constitution d'un Capital, l'émergence de pôles d'accumulation dans un monde de petits clans égaux et dispersés, dans un état d'entropie maximale. Le jeu, et son relatif hasard, est le moyen de créer de l'improbable. Chaque don est une mise, un moyen de "tenter la chance", de tester son pouvoir magique. En termes modernes, on appellerait ça une "mise de fonds".

 

 

 

D. Comportement d'appétence et crédit

 

Toute espèce évoluée manifeste un comportement d'appétence : c'est-à-dire que sa satisfaction n'est possible que par l'intermédiaire d'objets-signes précis, et la recherche de la satisfaction est une recherche de ces objets-signes, seuls capables de déclencher le comportement désiré.

 

L'espèce humaine a particulièrement développé ce type de comportement : toute son activité est orientée vers la recherche de tels objets dont l'intermédiaire est indispensable pour accéder à la satisfaction. Mais ce qui fait la spécificité, l'originalité de l'espèce humaine en la matière, c'est que, systématiquement, les objets médiateurs sont possédés et manipulés par d'autres : il faut obtenir le "crédit" de ces autres pour pouvoir réaliser quoi que ce soit. Le "crédit" joue donc le rôle d'un "déclencheur", c'est lui qui motive, mobilise l'action.

 

Il est à noter que ce crédit ne suit pas un sens hiérarchique précis; il fonctionne comme une relation, dans les deux sens : le banquier a autant besoin du crédit que lui font ses clients que ceux-ci ont besoin que le banquier puisse leur délivrer des crédits. La banque joue le rôle de collecteur et de redistributeur; elle favorise la focalisation des flux monétaires, du crédit, sur certains points, en utilisant la monnaie, le crédit de tous : elle a en cela un rôle "contre-entropique", elle crée de la différence et possède la maîtrise (relative) de cette création de différence. C'est évidemment de son habileté à créditer des zones rentables que dépend le crédit que lui font les particuliers, et sa propre expansion.

 

La banque n'est évidemment, dans nos sociétés, qu'une épure; les systèmes d'accréditation sont en effet multiples : accréditations politiques, intellectuelles, etc., fonctionnent sur le même modèle contre-entropique. Dans tous les cas, la demande et l'offre de crédit vont dans les deux sens : de la "base" créditant globalement des leaders-redistributeurs et des leaders créditant certains points de la "base". C'est dans les deux cas le "crédit" qui joue le rôle de déclencheur de l'action, qui la rend possible.

 

Dans l'espèce humaine, ce que la théorie des systèmes décrit sous le nom d'"information" pourrait être aussi bien qualifié comme "crédit". En effet, c'est le crédit qu'on lui fait, et uniquement lui, qui fait la "valeur" de l'information. L'information ne joue son rôle de "déclencheur" qu'en tant que créatrice de crédit : elle n'a pas de valeur "en soi".

 

Le jeu du crédit est le moyen privilégié dans les sociétés humaines de création d'une "forme", de la création de différences et d'inégalités structurelles. Aussi, il est tout à fait illusoire d'attribuer des crédits qui auraient pour objet de réduire des inégalités, de faire disparaître des différences : de telles accréditations ne seront pas rentables, elles sont entropiques, et ont peu de chances de générer des profits, bien au contraire. Le jeu du crédit est un jeu dans lequel créditeur et crédité doivent tous deux gagner, collaborer pour générer un flux de profit, des rapports de domination sur des marchés, des "entreprises". Le créditeur principal des économies modernes, l'Etat, devrait évidemment suivre les mêmes principes pour l'utilisation des fonds dont la société le crédite par l'impôt.

 

 

 

E. Jeux, communication, séquences

 

La théorie des jeux tend généralement à déterminer des "frontières" stables, derrière lesquelles chaque joueur va se retrancher en évitant d'agresser l'autre. René Thom compare cette situation à l'"évitement d'une souffrance". On pourrait également la comparer à la "troisième topique" de Freud, dernier stade de sa théorie dans lequel il donnait un rôle prépondérant au "principe de Nirvana" selon lequel les pulsions ont une tendance à s'égaliser pour éviter la souffrance. Le développement de l'"indifférence" ou de l'"anesthésie" si notable dans les religions participe du même processus.

 

Or, le but du jeu, à long terme, est de créer de la forme. Comment passe-t-on d'une situation de "frontière" stable et entropique à une situation nouvelle ? La réponse générale à ce problème est peut-être que quand un jeu tend à créer des frontières stables, il devient par là-même inintéressant (il n'y a plus grand-chose à y gagner) et donc les jeux intéressants se déplacent ailleurs, dans des espaces où les frontières ne sont pas encore clairement marquées (exemple : quand les frontières "nationales" sont stables, le jeu se déplace vers l'économique, plus mouvant). La désaffection générale de la jeunesse pour le "politique" dans les démocraties tient peut-être à la division générale du jeu politique en deux grands "blocs" se partageant la moitié du marché, sans grands mouvements, et donc sans rien créer.

 

Les jeunes générations recherchent activement la création de nouveaux jeux, de nouvelles règles, dans lesquelles on puisse déterminer des frontières mouvantes. La génération de 68, par exemple, a recherché le "bonheur", la "liberté", la redécouverte du corps, la "communication", etc., comme des valeurs qui faisaient également partie d'un jeu concurrentiel. Ces "valeurs"-là semblaient plus importantes à obtenir que l'Argent ou la Gloire, mais cela n'exclut pas qu'il y ait eu une concurrence parfois très vive entre les joueurs pour les "obtenir", aussi impalpables fussent-elles. Dans certains milieux où l'égalité est la règle ou la "valeur", on peut voir des individus entrer en compétition pour être "plus égaux les uns que les autres".

 

Un mot encore sur les "valeurs" bien cotées à la bourse de la génération de 68. La valeur suprême était sans doute d'être "libéré". Cette notion rappelle celle des Orphiques, à ceci près que ceux-ci recherchaient une "libération de l'âme" de la Matière-Tombeau, alors que nous cherchions une libération du "corps" qui était devenu prisonnier de l'"âme", de l'idéologie. Curieux retour. Ce "corps", ce sont les régulations instinctuelles, affects et émotions auparavant "hors jeu", redécouvertes par la psychanalyse, la "biologie" reichienne, l'éthologie, l'écologie, la théorie des systèmes. Ce "corps", en fait, est une notion occidentale. Les "primitifs" n'ont pas conscience d'avoir un "corps". Ils n'ont qu'une âme", qu'un "Esprit". Ce "corps", c'est notre dernière invention, notre ultime référence incontournable. Nous fouillons dans le domaine inexploré de l'instinct ou de l'inconscient à la recherche d'une nouvelle "essence" ou de nouvelles "valeurs".

 

La communication est relativement paradoxale. Si tous les individus sont semblables, nous sommes dans une situation d'entropie maximale : à la limite, ils n'ont rien à se communiquer. Cependant, les jumeaux se distinguent par leur aptitude exceptionnelle à créer une langue spécifique, très performante, très rapide et très riche, incompréhensible par les tiers. L'identité des communiquants semble donc favoriser la communication, en être même une condition. Mais il faut qu'il y ait un "extérieur" qui n'entre pas dans le réseau de communication, qui en est exclu. La communication parfaite reste un idéal, un "travail" qui donne toujours une prime d'efficacité à ceux qui le réussissent mieux que les autres.

 

La recherche d'une cohésion interne est strictement liée à la protection par rapport au non-semblable. Les animaux fonctionnant dans des relations d'alliance forte, les lions par exemple, ont également des relations d'exclusion forte par rapport à l'extérieur. Etant liés par des liens de parenté, quand ils prennent possession d'un groupe de femelles, ils vont systématiquement détruire les nourrissons déjà présents qui ne sont pas du même sang qu'eux. Des espèces ne connaissant pas d'alliances fortes de ce type n'auront pas la même rigueur. De même, l'identité des Spartiates, "homoi", Egaux ou Homologues, implique une différence forte avec ceux qui ne sont pas de leur sang.

 

La communication est donc un jeu de création d'identité interne et de différenciation par rapport à l'"extérieur". S'il n'y a plus d'extérieur décelable, des individus chercheront à créer de nouveaux jeux qui puissent déterminer un extérieur à exclure. Une "catastrophe révolutionnaire" est l'apparition dans un ensemble stabilisé d'éléments strictement reliés élaborant une frontière entre eux et le reste du système et fonctionnant selon d'autres "règles du jeu".

 

La communication "primitive" est immédiate, participative, directement émotionnelle. Ainsi le "cri" d'un animal, mais également la "cérémonie" primitive, dans laquelle la participation est immédiate. La complexification de la communication s'accompagne d'une séquentialisation. S'il est vrai que la communication vise à transmettre des "formes", ces formes doivent être transmises de manière séquentielle ou linéaire.

 

Dans les rapports entre les clans primitifs, la séquentialisation est surtout introduite par la dette et le crédit. Ce processus de séquentialisation augmente la part de "jeu" dans la communication. Et il semble que la communication elle-même, son champ, augmente avec son aspect ludique ou concurrentiel.

 

La communication peut être réduite à une confrontation entre des "programmes" séquentiels et leurs "résultats" dans le temps. Tout "programme" est séquentiel. Quand on parle de "programme génétique", par exemple, il faut se rappeler que rien ne permet de dire à l'avance si une "mutation" va se révéler favorable ou non. De plus, il faut qu'elle apparaisse au "bon moment" dans la séquence générale de constitution de l'individu.

 

Tous les programmes possibles sont évidemment concurrents. Un "jeu" est une confrontation entre des programmes. Plus un programme est "ouvert", c'est-à-dire plus il a de degrés de liberté, plus il peut s'adapter aux "réponses" de l'environnement ou des adversaires, plus il est potentiellement performant. Un programme qui se modifie en fonction du "peu probable" peut créer des formes contre-entropiques, l'entropie étant équivalente à la probabilité.

 

Le Jeu est le moyen de valoriser la séquence la plus performante. Celle-ci, en général, détruit les autres programmes pour s'imposer comme programme unique. Mais aucun programmme n'est, par avance, idéalement "bon". Tout programme est un "bricolage". L'"intelligence" d'un programme peut se mesurer par sa capacité de "rectifier le tir" en fonction des réponses, si ce ne sont pas les réponses attendues qui apparaissent. Une communication sera dite "intelligente" si chaque acteur est capable de modifier son propre programme en fonction des réponses de son partenaire (à la limite, jusqu'à ce que les deux programmes soient semblables, mais c'est une limite purement théorique). La communication est inintelligente ou "bornée" si les réponses des partenaires n'entraînent pas de modification dans les programmes initiaux.

 

 

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