Jean-Marc Lepers

Anthropologie systémique

 

Table des matières

Avertissement : ce texte n'est pas publié par une institution "reconnue" !

I. Les "systèmes" : composition, formation, évolution
II. Evolution des espèces
III. Le système social mammifère : leaders, rêves, émotions
IV. Le business du Rêve
V. Le système néolithique
VI. Le système impérial-religieux

VII. Peuples, cités, républiques

VIII. Systèmes modernes

 

A. Les systèmes modernes : impérialismes et démocraties

 

B. Conséquences récentes du socio-libéralisme

 

C. Perspectives de développement

 

D. Grandeur et décadence du rêve libéral

 

E. Aurore (bis)

 

F. Politique et Société

 

G. Perspectives : entropisation et développement

 

Bibliographie et Citations

 

 

 

VIII. Systèmes modernes

 

 

 

A. Les systèmes modernes : impérialismes et démocraties

 

L'histoire récente de l'humanité (les derniers milliers d'années) n'a créé que deux modèles d'organisation cohérents : le modèle impérial et le modèle démocratique. Les sociétés modernes sont des mélanges plus ou moins bien dosés de ces deux modèles.

 

Le modèle impérial "pur" peut être caractérisé par l'existence d'un "centre", lieu du pouvoir, et par un système de barrières initiatiques protégeant ce centre contre les périphéries. Le système impérial est généralement "ouvert", c'est à dire qu'il peut s'étendre sans trop se modifier à des populations très diverses, les mélanger systématiquement et les fondre dans un moule commun. L'Empire romain est un exemple typique de système impérial. L'ouverture du système, et son expansion, suppose que la même Loi, ou la même Religion, s'applique à tous sans distinction : cette loi doit donc être relativement rigide, elle suppose l'existence d'un corps d'interprètes, prêtres ou juristes, qui la feront respecter également sur tout le territoire de l'Empire.

 

Le modèle démocratique "pur" est complètement différent. Sa première règle est que le centre soit vide, et surtout qu'il soit le lieu d'une assemblée où tous les citoyens sont également libres de créer et de discuter les lois, de prendre les décisions collectives qui leur semblent conformes à leurs intérêts. Un tel système est forcément fermé : la qualité des participants au système, les citoyens, doit être strictement définie. La liberté et l'égalité internes ne peuvent exister que si le système est strictement protégé. En général les premiers systèmes démocratiques se sont fondés sur une base ethnique : ils représentent la coalition d'un ensemble de tribus contre les Empires assimilateurs et les "étrangers". Le système est nécessairement fermé, parce qu'il n'existe pas de protection hiérarchique-initiatique comme dans le système impérial ou impérialiste : pour que les citoyens soient libres et égaux, il faut qu'ils soient strictement séparés des non-citoyens et qu'ils puissent exercer un pouvoir collectif sur les "étrangers". Un tel système ne peut s'ouvrir : s'il s'ouvre, il retourne à la position impériale, recrée des hiérarchies internes, des systèmes de sécurité rendant le pouvoir inaccessible aux citoyens confondus avec les non-citoyens. Dans ces conditions, le système démocratique s'effondre.

 

Les sociétés modernes sont donc des mélanges entre les deux systèmes. La partition est assez claire : le système "politique" est, en principe, démocratique, puisqu'il donne à chaque citoyen une voix égale; le système économique, lui, est par contre franchement impérial, puisqu'il introduit d'énormes différences entre les individus, et ce, sans distinguer entre les citoyens et les non-citoyens, les mesurant selon le critère unique de l'argent et de sa rentabilité.

 

Démocratie politique et impérialisme économique sont deux systèmes fortement contradictoires. Seuls les pays où la tradition démocratique est la plus puissante (Suisse, pays du Nord) ont pu jusqu'à présent éviter que la qualité de citoyen ne se dissolve dans un "melting pot" où les intérêts privés de certaines classes de citoyens jouent contre ceux de leurs concitoyens. Le système capitaliste-impérialiste est toujours prêt à déplacer les populations, mélanger les cultures, pratique une politique d'assimilation, de "libération" et d'"égalisation", parce que c'est la politique qui sert le mieux ses intérêts à court terme en lui permettant de jouer sur les différences, en créant une compétition généralisée.

 

Cette "liberté" et cette "égalité" sont de fait tout à fait illusoires; elles peuvent mettre en danger les démocraties réelles parce que les joueurs capitalistes peuvent jouer contre leur propre groupe d'origine. Une démocratie dans laquelle les groupes s'entre-déchirent est une démocratie finie.

 

Les démocraties ne peuvent survivre qu'avec plus de démocratie, c'est-à-dire un contrôle social du capital et de ses investissements dans le but exclusif du bien-être et du développement de la collectivité. Il n'y a pour l'instant qu'en Suisse que des décisions de fonds, concernant l'immigration et l'aide aux pays sous-développés, aient été prises démocratiquement. Dans la plupart des pays dits démocratiques, les décisions mettant en jeu l'avenir sont le fait d'une oligarchie impérialiste maniant avec plus ou moins de succès une "langue de bois" d'apparence libérale et égalitaire. Les démocraties sont en danger.

 

La Monnaie, et le jeu monétaire, amènent presque fatalement à l'impérialisme. C'est l'introduction de la Monnaie et des échanges monétaires dans les sociétés néolithiques qui amène la création des premiers Empires. Le "jeu" économique a tendance à créer une "forme" plus ou moins rigide. De même, l'introduction du jeu monétaire à l'intérieur de la démocratie athénienne, de la concurrence entre les citoyens, a finalement mené à l'effondrement du système parce que les citoyens, voulant rentabiliser leurs esclaves à court terme, avaient trouvé que le meilleur moyen était de les "intéresser", en leur donnant la possibilité de se libérer ou se "racheter" contre une somme d'argent, et même, éventuellement, de devenir citoyens, toujours contre argent. Les Spartiates, luttant contre la "corruption" monétaire, n'ont connu ni le dopage et l'expansion, ni l'effondrement final d'Athènes. Le Jeu monétaire semble toujours mener inéluctablement à une forme d'Empire qui recolle les morceaux des démocraties.

 

Cette forme impériale, aboutissement d'un jeu dans lequel quelques individus récupèrent le capital de l'ensemble de la collectivité, est-elle une forme "supérieure" d'organisation ? On peut penser en effet qu'elle est contre-entropique, qu'elle favorise l'apparition d'une organisation unitaire de la société. Mais il faut bien voir qu'elle signifie purement et simplement la mort des démocraties. Rien n'exclut la possibilité d'un "capitalisme démocratique", seul système réellement innovant. Le pays dans lequel le niveau de vie est le plus élevé, la Suisse, est aussi celui dans lequel la démocratie est la plus directe. J'espère qu'on peut y voir un symbole de la possibilité du maintien d'une réelle démocratie, respectant les libertés et les désirs des citoyens, dans le contexte d'une bonne gestion capitaliste. Il suffit pour cela que la collectivité démocratique ait un droit de regard sur l'utilisation des fonds publics et sur l'attribution de la qualité de citoyen et des privilèges qui lui sont liés, indépendamment des intérêts privés. Sans ces "garde-fous", la démocratie risque de devenir un corps aux frontières floues, empli de zombis qui ne seraient différenciés et reliés entre eux que par les échanges monétaires. Ce serait, en fait, un Empire ayant l'argent pour dieu unique d'une masse anesthésiée. Ce serait aussi la revanche de l'Empire unidimensionnel sur le débat et le consensus démocratiques.

 

 

 

B. Conséquences récentes du socio-libéralisme

 

Les professionnels de la rentabilisation du capital, dans la plupart des pays occidentaux, utilisent en général ce qu'on appelle "calcul à la marge" pour fonder leur stratégie globale. Il n'en va pas de même, d'ailleurs, au Japon, où les hommes d'affaires font plutôt des "paris sur structures neuves", utilisant d'ailleurs une analyse de type plus "systémique", tenant compte d'un grand nombre de paramètres.

 

Le calcul à la marge est réducteur, puisqu'il réduit tous les paramètres à un seul, et fournit une justification pseudo-technique idéale des choix des "décideurs"; il ne tient aucun compte d'un "consensus" global (ou, du moins, il fait l'objet d'un consensus monolithique et quasi-religieux de la part de la classe des "décideurs" eux-mêmes, au nom de ce qui est considéré comme "rationnel" et réaliste") et, de plus, il fonctionne généralement à court terme. Le système marginaliste constitue en quelque sorte une "monosémie", il n'utilise qu'une seule catégorie de signes en excluant tous les autres.

 

Les professionnels du "Service Public", eux, sont coulés dans un autre moule monosémique : celui de l'égalité d'accès de tous aux "services" qui leur sont automatiquement dus. Cette monosémie redistributrice est tout aussi réductrice que la monosémie de rentabilisation du capital; elle oppose la notion de "service public" à la notion de "profit", et ce parfois assez violemment, mais ces deux notions se rejoignent complètement quant à leur aspect réducteur. Il s'agit donc dans les deux cas de trouver le "critère" absolument général qui justifiera les déplacements de crédits, privés ou publics. Les socio-libéralismes sont des systèmes "bi-théistes", juxtaposant perpétuellement deux "critères de vérité", fort différents quant à leur forme, mais fort semblables quant à leur prétention à l'universalité. Les querelles incessantes entre "droite" et "gauche" ressemblent fort à des guerres de religion. D'abord détruire l'adversaire, pour le reste, on verra ensuite. Que le système global, la nation, les populations qui y habitent, aient des besoins, des désirs, des règles de fonctionnement complexes qui doivent être prioritairement respectés, ne semble pas faire l'objet de leurs préoccupations majeures.

 

Sans doute est-ce là la conséquence de la vieille centralisation impériale. Nous n'avons plus un seul Dieu, nous en avons deux. C'est déjà, en quelque sorte, un progrès. Combien de temps faudra-t-il pour inclure quelques paramètres supplémentaires dans la recherche de solutions adaptées à la crise de nos systèmes ?

 

En attendant, les deux rouleaux compresseurs monosémiques continuent à détruire allègrement les connexions et cohérences, les "interactions fortes" qui font la force et le dynamisme d'un système, pour leur substituer le double règne du socio-libéralisme absolu. On peut instaurer la "liberté" et l'"égalité" par décrets, mais quant à la "fraternité", faut quand même avoir certaines affinités.

 

 

 

C. Perspectives de développement

 

Nous sommes placés devant deux alternatives : une alternative "socialiste", qui voudrait une égalisation des positions des partenaires dans le jeu économique et social, et une alternative "capitaliste", qui se fonde sur le libre jeu des différences, y compris au niveau international. On sait les difficultés, voire la flagrante impossibilité du socialisme à ne pas être un "national-socialisme"; il est logiquement impossible, dans un monde où les différences inter-ethniques et inter-nationales sont si flagrantes, de réaliser un "socialisme" dans un monde "ouvert". Tous les réels socialismes qui se sont implantés sont d'ailleurs plus ou moins totalement "fermés". Le capitalisme, d'autre part, est difficilement contrôlable; près de 40% des investissements sont d'ores et déjà effectués par des multinationales dans les pays occidentaux; et les nouvelles technologies de communication, les flux de données trans-frontières vont probablement accélérer le mouvement. Ce processus semble tout à fait incontrôlable, et, d'une certaine manière, progressiste. Le capitalisme semble en effet plus près de réaliser une forme de mondialisation que l'"internationalisme prolétarien".

 

On ne peut nier l'aspect "progressiste" des entreprises multinationales. Le problème n'est pas tant celui du "contrôle" des multinationales, contrôle illusoire et difficile, que celui de l'"attraction" des flux de capitaux dans l'espace national (ou du maintien du capital créé dans l'espace national à l'intérieur de cet espace). Il faut considérer quelles sont les conditions de l'attraction du capital (ce qui par ailleurs est également la condition d'une monnaie "saine" et valorisée sur les marchés des changes). Il existe des experts internationaux, spécialisés dans l'étude de l'opportunité des placements dans les espaces nationaux, et, par conséquent, dans les Monnaies nationales. Il faut considérer, au niveau international, les Monnaies comme des "actions" que les spéculateurs apprécient librement.

 

Les dits "experts" ont récemment classé la France au 17ème rang international, quant à la stabilité économique et sociale. La "cote" d'une nation où des troubles sont prévisibles est évidemment fort dépréciée. Parmi les facteurs d'instabilité, l'incohérence ethnique et culturelle joue probablement le premier rôle; les conflits entre le "secteur public" à la recherche d'une morale universelle et le secteur privé à la recherche de profits à court terme le second.

 

L'importation de main-d'oeuvre étrangère à bon marché a en effet donné un sursis à certaines entreprises "nationales", tout en en faisant subir le coût social à l'ensemble de la collectivité; mais, effet pervers s'il en fut, l'incohérence introduite dans la structure ethnique et culturelle de la société est un facteur de désagrégation de la position nationale dans le jeu international. Toutes les nations ayant réussi de bonnes performances pendant la dernière décennie sont celles qui ont fait des choix anti-migratoires, ou qui ont au moins limité la possibilité d'installation à demeure des populations migrantes du Tiers-Monde. La France a perdu une grande partie de sa crédibilité internationale, sauf évidemment auprès des bénéficiaires de cette politique. Le capitalisme est international, certes, mais il a besoin d'une cohérence nationale sur laquelle il puisse se fonder. Les "producteurs" doivent former des groupes cohérents pour que le capital puisse se rentabiliser, et pour qu'ils puissent en espérer eux-mêmes un profit.

 

 

 

D. Grandeur et décadence du rêve libéral

 

Le "rêve" de John Locke et des libéraux du XVIIIème doit être précisément cerné. Il a eu, incontestablement, des effets bénéfiques : celui de "doper" les sociétés occidentales, de les faire entrer dans un processus "révolutionnaire", d'introduire plus de mouvement dans le système voire même de contribuer à la création d'un système, le système capitaliste, dans lequel le mouvement est une valeur essentielle. Les idées d'égalité et de liberté introduisent le mouvement dans une société hiérarchisée.

 

Il semble que ce rêve, fondateur des démocraties libérales occidentales, trouve aujourd'hui sa limite. En effet, le bouillonnement libéral et égalitaire a pris comme cadre l'espace national, relativement fermé jusqu'au milieu du XXème siècle; les grandes déclarations sur la liberté et l'égalité universelles n'avaient pratiquement pas d'implications directes. Il n'en est plus de même aujourd'hui : des populations avec lesquelles les pays occidentaux n'ont que très peu de liens ethniques et culturels revendiquent la même égalité et l'abolition des frontières. Si l'égalisation, dans les systèmes occidentaux, a été globalement un succès, si le crédit accordé aux thèses libérales, puis socialisantes, et la redistribution des crédits intellectuels et monétaire s'en sont ensuivis a été finalement rentable, on ne peut à l'évidence en dire autant du crédit qui a été accordé aux populations non occidentales, Japon et une part de l'Asie du Sud-Est exceptés. La mondialisation du principe d'égalité est un échec. Ce qui ne veut pas dire que ce principe doive être systématiquement rejeté : il faut borner son champ d'application dans les limites dans lesquelles il donne de bons résultats. Pourquoi a-t-il donné de bons résultats en Occident ? Probablement parce que l'Occident a longtemps maintenu des traditions de liberté individuelle, de "franchises" ou de "fair play" qui ont complètement disparu dans les grands Empires, et qui ne sont sans doute pas près d'y resurgir. La "crise" actuelle est aussi, et peut-être d'abord, une crise des valeurs élaborées au XVIIIème siècle; quelques rêves s'effondrent, et nous n'avons pas encore su en élaborer de nouveaux. Certains, bien sûr, s'accrochent aux "valeurs" qui ont eu une bonne cote dans le passé, imaginant qu'elles sont intemporelles et qu'elles finiront par remonter; et c'est, paradoxalement, l'attitude de ceux qui s'intitulent "progressistes"; il faudra sans doute attendre leur faillite totale pour qu'ils s'aperçoivent que d'autres valeurs sont en train de monter, et qu'ils ont dilapidé leur patrimoine pour soutenir des valeurs moribondes.

 

 

 

E. Aurore (bis)

 

Nous avons développé ces dernières années, sans bien en avoir conscience, de nouveaux idéaux, à travers des disciplines nouvelles : l'écologie, les théories de l'information et de la communication, la génétique et l'écologie des populations, la "théorie des systèmes". Pour résumer, l'un des apports essentiel de ces théories est que tout choix effectué par un élément d'un système a des conséquences sur l'ensemble de ce système, et parfois des conséquences catastrophiques. En tous cas, tout choix est irréversible, et les conséquences à long terme peuvent être considérablement plus importantes que les bénéfices à court terme.

 

Le système doit donc pouvoir se défendre contre les éléments qui pourraient léser ses intérêts pour leur profit particulier. Il est nécessaire de fixer des "règles du jeu". En général, ces règles du jeu sont fixées par la classe politique, qui les fixe plus ou moins à son profit, ou tout au moins au profit de l'idéologie qu'elle défend. Or, rien ne prouve qu'une idéologie quelle qu'elle soit puisse tenir compte de toutes les nécessités d'un système réel complexe.

 

En la matière, il faudrait peut-être revenir au vieux principe "Vox Populi, Vox Dei". Il se trouve que s'il était largement inapplicable à la fin de l'Ancien Régime, où la distance entre Peuple et Pouvoir était énorme, et s'il est largement inappliqué aujourd'hui, alors que les gouvernements disposent des résultats de sondages dont ils ne suivent pas les indications, ce principe pourrait retrouver une certaine force par l'intermédiaire des nouveaux médias "interactifs", qui devraient être capables de sonder en temps réel les réactions "primaires" des populations, dont seul un élitisme aristocratique permet de ne pas tenir compte (que cet élitisme soit de droite : "ils sont bêtes" ou de gauche : "il faut leur faire prendre conscience"). Nous avons, de plus en plus, les moyens techniques d'aller vers une alternative hyper-démocratique, dans laquelle les décisions seraient transparentes, et dans laquelle disparaîtrait cette forme de viol des consciences qu'est le discours politique médiatisé. Ce serait, enfin, la création d'un système "auto-conscient", qui ne serait plus le champ clos de luttes entre des factions idéologiques, mais un système créateur d'une cohérence et d'une communication internes, rejetant à leur juste place les discours idéologiques qui n'enrichissent que leurs dévots. La communication doit entraîner la création de formes nouvelles, elle est inutile si elle n'est qu'un conflit entre des formes déjà existantes.

 

Un rêve, une idéologie, une théorie, un symbole ne vivent pas par eux-mêmes, de manière idéale : ils doivent être crédités, reconnus comme ayant une valeur par des communautés humaines qui travaillent à les transformer en réalités. Le Rêve ne fonctionne que s'il accroît son aire d'influence, s'il augmente l'espace dans lequel il est crédité, ce qui est le seul moyen d'en retirer un profit. Les démocraties ont considérablement élargi leur espace de rêve : de nouveaux rêves peuvent y apparaître, plus facilement que dans les systèmes autoritaires. Malheureusement, pour l'instant, elles restent généralement attachées à deux rêves, libéral et socialiste, qui tendent à n'être plus rentables. Le rêve communiste et le rêve national-socialiste se sont eux aussi plus ou moins effondrés. Il nous manque les magiciens capables de faire surgir du chaos une "étoile dansante", comme dirait Nietzsche.

 

Quels rêves sommes-nous encore capables de forger ? Peut-être revenons-nous, après un long parcours chrétien, vers les notions essentielles des Grecs : notion de joute, de compétition, d'orgueil et de force, qui ont été si malmenées par le christianisme. Pour l'instant, ce sont plutôt les populations d'Extrême-Orient qui font resurgir ces valeurs, par un détour dont l'Histoire est coutumière. L'attrait de l'Occident pour le Zen, qui par beaucoup d'aspects rejoint la libération de la conscience (et surtout de la "mauvaise" conscience) qu'espérait Nietzsche, est peut-être le signe de la possibilité de ce resurgissement, encore ténu sans doute, mais laissant pointer le premier rayon d'une "Aurore".

 

 

 

F. Politique et Société

 

Les modifications de la société sont des modifications longues; par contre, les modifications du politique sont brutales, en perpétuel déphasage. Société et classe politique sont de moins en moins "en phase", et comme tout phénomène de déphasage, celui-ci produit des oscillations d'amplitude considérable, qui suivent les mouvements initiaux en les amplifiant jusqu'à la catastrophe. Ces déphasages ne sont pas contrôlés et combattus par un processus de rétroaction quelconque, un "feed-back" qui permettrait à la société de corriger les errements manifestes de ses leaders. Ce processus n'étant pas "légitime", ou dépendant uniquement du recours de l'exécutif au référendum ou de sa prise en considération des sondages et enquêtes, l'amplitude des oscillations, et les catastrophes qui peuvent en résulter, dépend finalement de la bonne volonté politique d'élus qui représenteraient une population plus qu'un "programme". Les démocraties peuvent engendrer des révolutions, parce qu'elles ne réalisent pas forcément, dans l'état actuel des choses, une bonne adéquation entre le "pilotage" et les mouvements de fond qui animent les sociétés. En ce sens, on peut dire que l'Empereur à la chinoise, appliquant une philosophie taoïste du "non-agir", fondée sur la réceptivité aux mouvements du Cosmos et non sur une "théorie" toute faite, aurait pu en remontrer à bien des politiciens modernes, obsédés par leur "programme" et ses échecs inévitables face à une "réalité" qui se dérobe.

 

De plus, les démocraties sont généralement divisées entre une "droite" et une "gauche" qui représentent, l'une, le pouvoir de l'argent, l'autre, la redistribution sociale. Cette division est bien sûr complètement inapte à rendre compte de tous les mouvements sociaux, qui ne tournent pas tous autour de la question du libéralisme et du socialisme; d'autre part, ces deux pôles sont tout aussi indispensables l'un que l'autre au fonctionnement des sociétés modernes. Privilégier l'un ou l'autre entraîne bien sûr les fameuses oscillations qui donnent la berlue aux citoyens.

 

Mais peut-être les citoyens aiment-ils être éberlués, le jeu politique ayant remplacé, sur les écrans, les jeux dont se régalait l'Empire romain. Il est assez curieux de constater que la bipartition quasi-égalitaire de la classe politique est à même de donner un peu de piment à ce jeu de l'Argent avec le Social. Toute autre situation, dans laquelle les jeux sont faits d'avance, serait évidemment beaucoup moins motivante. Le Jeu politique est un exemple parfait de jeu à somme nulle : les deux blocs en présence ont pour unique stratégie de passer la barre des 50%. Cette situation de bipartition de la classe politique, et des "programmes", est très coûteuse pour l'ensemble du système; elle entraîne des oscillations quasi-erratiques. Pourtant, la population occidentale reste généralement très attachée au jeu démocratique; elle est généralement angoissée par le spectre d'une technocratie "sans visage"; et, paradoxalement, le consensus large lui apparaît suspect de "totalitarisme". Les démocraties oublient leurs querelles internes quand il s'agit de combattre des systèmes où l'on ne "joue" plus. Mais les possibilités de jeu, à l'intérieur des démocraties, le "degré de liberté", avec la concentration croissante du capital, se restreignent. L'"égalisation" apparente est un asservissement; elle correspond à la disparition du "spécifique", nécessaire au libre jeu de l'oligarchie. De ce point de vue, la situation des pays occidentaux n'est pas très différente de celle des pays socialistes.

 

Les prises de position "égalitaires" des oligarchies sont de fait les mieux à même d'asseoir leur pouvoir, en empêchant systématiquement l'apparition d'autres types de relations que celles fondées sur l'argent. L'égalitarisme détruit les micro-sociétés cohérentes pour annihiler toute possibilité de réaction à l'asservissement : mieux, reprenant le même procédé que les Empires et les religions, il réussit à culpabiliser ceux qui auraient des velléités de résistance, qui voudraient résister au mélange dans lequel ils savent qu'ils se perdront.

 

Les grands thèmes de "Liberté-Egalité-Fraternité" sont devenus des armes entre les mains des générateurs d'entropie : c'est derrière le voile de ces idéaux que s'effectue la dépossession progressive des "caractères" des populations pour les asservir complètement à la rentabilisation financière, au profit maximal d'une infime minorité, largement "internationale" et "cosmopolite".

 

 

 

G. Perspectives : entropisation et développement

 

Tout système est confronté au problème de l'entropisation. L'apparition de pôles d'accumulation est toujours liée à la destruction du "milieu" dans lequel ces pôles apparaissent. On a pu le voir avec la création des Empires, détruisant systématiquement les références claniques, ethniques, culturelles, des populations qu'ils asservissent; c'est probablement vrai, aujourd'hui, dans le monde capitaliste. L'action dissolvante du judéo-christianisme a permis l'exploitation de populations déculturées par une oligarchie ne reconnaissant que l'argent comme seule valeur. Cette déculturation s'est d'ailleurs considérablement amplifiée, dans les dernières décennies, par l'introduction massive de populations non-occidentales, ce qui répond non seulement au besoin d'une main-d'oeuvre à bon marché, mais aussi au besoin d'entropisation, de cassage des solidarités et des résistances, de l'oligarchie financière.

 

Cette entropisation trouve forcément sa limite. Elle n'a pas empêché Rome de s'effondrer devant des populations cohérentes, "franques" ou "germaines", qui avaient gardé le sens des liens tribaux. On assiste à peu près au même phénomène aujourd'hui, en Extrême-Orient, dans des pays où la cohérence ethnique et culturelle est restée forte, et qui tendent à rattraper et dépasser les sociétés occidentales entropisées. Je ne sais ce que l'on peut attendre pour l'Occident, et en particulier pour la France, livrée à l'une des entropisations les plus fortes. Rien ne permet de dire si nous sommes entrés dans une longue décadence, fondée sur un asservissement de plus en plus complet des anciens "français" aux intérêts spécifiques de l'oligarchie, ou si un sursaut démocratique leur permettra de reconquérir des droits sur le territoire qu'ils ont construit.

 

L'entropisation du territoire est facteur de progrès, c'est certain; ainsi, l'Empire est supérieur aux clans et aux tribus, et la colonisation romaine, par exemple, facteur d'entropisation des Celtes, leur a aussi été profitable. Pourtant, ce processus d'entropisation ne peut être continu : il arrive un moment où quelques centaines de milliers de "Barbares", fortement reliés par des liens claniques, sont capables de mettre à bas les constructions impériales les plus élaborées. Il est difficile de déterminer à quel moment commence la "décadence", quand l'entropisation dépasse un certain seuil qui entraîne l'effondrement, quand l'oligarchie dirigeante a abusé de l'entropie comme moyen de gouvernement et de profit. En tous cas, l'apparition d'ethnies cohérentes et leurs succès (hier militaires, aujourd'hui économiques) est un signe évident que les beaux jours des gains par l'entropisation sont passés. Soit nous sommes capables d'élaborer de nouvelles règles du jeu, soit nous subirons de plus en plus le joug de l'entropie imposée au nom de la rationalité économique.

 

 

 

Bibliographie et Citations

 

 

 

DE LA COURT, Pierre, La Balance Politique, La Haye, 1662

 

 

 

"Le commerce veut être libre"

"La liberté de religion est le meilleur moyen pour attirer et conserver les étrangers", et leur présence est nécessaire "car sans l'augmentation des étrangers nous ne pourrons ni augmenter ni conserver notre pêche, notre navigation ni nos manufactures";

"faute d'étrangers nos paysans sont obligés de donner de si gros gages à leurs ouvriers et valets qu'ils emportent une grande partie de leurs profits et vivent plus commodément que leurs maîtres"

 

DUBY, Georges, Les trois ordres, Gallimard, 1978

 

 

 

 

L'évêque, qui est toujours noble, est l'"orator" qui détient la "sapientia". Il est le seul à parler et écrire le latin du IV ème siècle. C'est encore partiellement vrai aux XI°, XII°, etc.

"La rhétorique appuyée sur la morale civique est la source de toute vie civilisée." (paraphrase de Cicéron par un évêque du XI°)

L'évêque est "maître" du Roi ou de l'Empereur.

La capacité (facultas) de l'orator est donnée au roi (cf ALDABERON DE CAMBRAI)

 

DUMONT, Louis, Homo aequalis, genèse et épanouissement de l'idéologie économique, Gallimard, 1977

 

QUESNAY : voit l'économie comme un tout.

ROUSSEAU, Le Contrat Social

"Trouver une forme de gouvernement qui mette la loi au dessus de l'homme" (Correspondance générale, editions Dufour, tome XVII, Paris, 1932, p.155)

LOCKE, Two Treatises of Government, Peter Caslett, Cambridge, 1963, p. 123 :

Les hommes entrent en société "pour la préservation mutuelle de leurs vies, libertés et biens, ce que j'appelle d'un nom général propriété"

MANDEVILLE (Fable des Abeilles) :

la prospérité matérielle est une fin morale en soi.

SMITH, Lectures on Justice, Police, Revenue and Arms, 1763, Edwin Cannon, Oxford, 1896 :

"Le Travail, non l'argent, est la vraie mesure de la valeur."

HEGEL, Philosophie du Droit, p. 274

"L'esprit est réel seulement comme cela qui se sait être, et l'Etat, en tant qu'esprit d'un peuple, est à la fois la loi qui pénètre toutes les relations à l'intérieur de l'Etat et aussi en même temps les moeurs et la conscience des individus."

 

LATOUCHE Robert, Les origines de l'économie occidentale, Albin Michel, 1970

Rome, depuis la fin du III° siècle AJC, connait le négoce et la banque.

La décadence commence à la fin du II° siècle PJC. (abandon de la culture)

La "Pax Romana" : Rome fonctionne comme un centre d'"Assistance Publique". Les villes sont des centres de dépense et non de production.

Le déclin de l'agriculture entraîne l'apparition des spéculateurs, et des latifundia.

Bas Empire (Dioclétien, Aurélien, III° siècle) : oeuvre de restauration. Fortification des villes contre les Barbares, apparition d'un "socialisme d'Etat".

milieu du V° siècle : effondrement. Impôts trop lourds, 400.000 soldats en permanence. Reprise de la frappe de l'or, et assainissement du "milieu" d'esclaves et d'affranchis qui frappent l'or.

Lois du maximum fixant un niveau des prix maximum (an 301)

Réglementation constante des prix qui existera également sous Charlemagne, par exemple.

Monde rural :

Au départ les villas sont exploitées (mal) par des équipes d'esclaves

puis : colonat : des fermiers à demeure (mais libres) font la "villa". Ils sont soumis à des corvées (système ressemblant à du métayage à demeure). La profession s'immobilise, contre l'anarchie du III° siècle.

Etatisme :

Création de manufactures impériales. "Fonctionnarisation" des hommes libres attachés par décret à ce qui devient une "charge".

système de la "précaire". Les petits paysans se réfugient autour d'un "puissant" et lui abandonnent leur terre contre un contrat. Création d'une nouvelle aristocratie foncière de "nouveaux riches".

Les Mérovingiens créeront une seule aristocratie fondée à la fois sur la richesse et l'exercice des fonctions publiques.

Le commerce est aux mains des Orientaux ("Syriens"). Il fait de gros profits (période troublée).

Les Germains pratiquent la monoculture (contre la polyculture méditerranéenne), l'assolement triennal, sont organisés en communes.

Chrétiens : Saint Augustin, "De Civitate Dei", est le livre de chevet de Charlemagne.

 

Manuel de Marchands Florentins, XIVème siècle

  

"Ton aide, ta défense, ton honneur, ton profit, c'est l'argent"

"Le marchand doit se gouverner, lui et ses affaires, d'une façon rationnelle pour atteindre son but qui est la fortune"

 

PETIT-DUTAILLIS, Les Communes françaises, Albin Michel, 1947

 

La Commune est fondée sur un serment commun ("conjuration"). C'est un serment d'aide mutuelle : commune aide, commun conseil, commune détenance, commune défense.

Les membres de la commune élisent des "jurés"

Ils ont des privilèges "politiques", liés à la Cité.

 

SAINT AUGUSTIN, De Civitate Dei

 

"Bornons nous à lui demander de quoi vivre et nous couvrir, car ceux qui veulent être riches tombent dans le piège de la tentation; ils sont la proie de désirs nombreux aussi stupides que multiples qui les entraînent à la mort et à la perdition. La cupidité est la racine de tous les maux."

 

SPINOZA

 

"J'entendrai par bon ce que nous savons avec certitude nous être utile"

 

 

IX. L'homme et les systèmes

X. Les jeux et les formes

Table des matières