Jean-Marc Lepers

Anthropologie systémique

 

Table des matières

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I. Les "systèmes" : composition, formation, évolution

II. Evolution des espèces

III. Le système social mammifère : leaders, rêves, émotions

IV. Le business du Rêve

V. Le système néolithique

VI. Le système impérial-religieux

 

A. La révolution impériale : l'écriture magique et cannibalique

 

B. L'esclavage

 

C. La révolution religieuse

 

D. L'oeil du Souverain-Dieu

 

E. Seconde révolution religieuse : l'égalité universelle

 

F. Centre et périphérie

 

G. Le médium cosmique

 

H. Les origines du médium monétaire

 

Bibliographie et Citations

 

 

 

VI. Le système impérial-religieux

 

 

 

Le système impérial suit de très près le système néolithique (Révolution néolithique : 10.000 AJC, premières cités : 6.000 AJC). Si on compare cette durée de 4.000 ans environ aux centaines de milliers d'années pendant lesquelles ont existé des sociétés paléolithiques, on voit immédiatement que l'introduction d'échanges généralisés entraîne très rapidement l'apparition de la Cité et de l'Etat, et tout ce qui s'ensuit.

 

On peut distinguer dans tout Empire deux étapes fondamentales : une première étape que l'on peut nommer étape de "révolution impériale", pendant laquelle l'Empire se met en place par destruction du système néolithique, une seconde étape de "révolution religieuse" qui promeut la participation de la population au système. Ou, pour le dire autrement, la première étape met l'accent sur la destruction de l'ensemble des connexions néolithiques, la seconde recrée un ordre de connexions entièrement nouveau et original : l'ordre "religieux", nouveau "lien" ou "nouvelle alliance".

 

 

 

A. La révolution impériale : l'écriture magique et cannibalique

 

Le "premier Empereur" mythique est toujours l'inventeur de l'Ecriture, que ce soit en Egypte ou en Chine. En Egypte, les premiers Rois sont censés écrire des livres de Médecine (la médecine étant, bien sûr, liée à la magie). En Chine, le Premier Empereur mythique, Fou Hi, écrit les premiers signes (trigrammes) du Yi King, livre de divination qui, d'ailleurs, ne s'intéresse qu'au système politique et culturel et à ses transformations, et pas du tout aux peines de coeur des consultants. Il semble d'ailleurs qu'en Chine, l'écriture idéographique elle-même dérive des signes consultés par les devins sur des écailles de tortue. La première Ecriture a donc toujours une fonction essentiellement magique.

 

L'écriture impériale a une vocation d'universalité. Elle joue un peu le rôle d'une langue "vernaculaire"; en Chine, l'écriture idéographique peut être lue dans n'importe quel dialecte. Les monnaies néolithiques, appelées "Paroles", pouvaient jouer ce rôle, mais d'une manière limitée : on pouvait leur faire jouer le rôle d'un code, moyen de faire passer des messages simples entre des tribus ne parlant pas la même langue. Mais l'écriture impériale accomplit beaucoup plus que les codes néolithiques : elle forme un système complet capable d'expliquer le Cosmos et d'en faire la "théorie". Cette "théorie" englobe tous les clans, toutes les tribus qui lui sont assujetties; et, dans les hiéroglyphes égyptiens, on voit clairement que les signes hiéroglyphiques, qui sont tous, probablement, d'anciens signes totémiques, se voient attribuer des valeurs très différentes : ainsi, le signe du clan du Faucon, qui a soumis toute l'Egypte, signifie-t-il l'âme. C'est le signe d'un clan particulier qui en vient à signifier l'âme pour tout le monde.

 

Toute l'"âme" est donc concentrée, principalement, chez les membres du clan vainqueur. L'écriture est fondée sur une double dépossession : d'une part les anciens possesseurs des caractères totémiques voient ces caractères utilisés comme simples composants d'un système d'écriture, d'autre part `la signification de cet assemblage n'apparaît qu'aux fondateurs de cette écriture, les "initiés".

 

Comment cette évolution est-elle possible ? Dans les sociétés néolithiques existe déjà une forte tendance à l'unification de la Valeur; ce sont des coquillages qui en sont les symboles. Et, par le cannibalisme rituel, on voit que la tendance générale est à la dévoration, l'assimilation des autres clans, la Monnaie ayant pour fonction de symboliser cette transformation de la valeur totémique privée en valeur d'échange publique, infiniment accumulable. Dans les sociétés de transition royales, telles qu'elles apparaissent en Polynésie, le Roi est déjà tellement puissant qu'il est "tabou", et, en général, on lui fait des sacrifices humains qui sont un souvenir de la "chasse aux têtes". Le Roi-Dieu a déjà accumulé en lui la plus grande part de toute la Valeur de l'ensemble qu'il a soumis.

 

Tous les systèmes impériaux se fondent à leur début sur le sacrifice humain. L'inscription de la pyramide du Roi Ounas, V° Dynastie, 2.500 AJC, précise "Le Roi Ounas est mangeur d'hommes... C'est le Roi Ounas qui mange leurs vertus magiques et avale leurs âmes transfigurées." Cette dévoration est à la fois réelle et symbolique. C'est l'âme des captifs qu'il agit de s'approprier. Ce sacrifice fonde la puissance crée du Souverain. Et c'est une tradition bien établie, puisqu'en Egypte la première Dynastie, et première Ecriture, sont datés de 3.500 AJC, soit mille ans avant Ounas.

 

Les clans vainqueurs dévorent donc les âmes des clans vaincus, et leur propre totem devient le signifiant de l'âme en général. Les clans soumis perdent leur identité clanique et deviennent des esclaves, ou le "peuple". La distinction fondamentale entre les Nobles, qui ont une filiation héréditaire, clanique-totémique, un "Sang", un "Nom", des "Ancêtres", des cultes privés, et le Peuple, abandonné à l'entropie et l'indifférenciation, traverse toute l'histoire des Empires, les Cités grecques et la République romaine, les Etats féodaux et monarchiques. Cette distinction de l"'âme" et du "sans-âme" est absolument fondamentale pour fonder tous les systèmes hiérarchiques impériaux et religieux.

 

 

 

B. L'esclavage

 

L'esclavage découle directement de cette distinction entre les possesseurs et les non-possesseurs d'une âme. Il est directement lié à la Magie. Celui qui a perdu son âme n'a plus aucune autonomie. Il devient un simple appendice, un "membre domestique" de son maître. Chez les Aztèques, le captif qui doit être immolé pour assurer la continuité du mouvement et de la vie pour éviter que le Cosmos ne se "refroidisse", suivant le principe de capitalisation que l'on retrouve également chez les néolithiques ou les Egptiens la Mort est source de Vie, est considéré comme le Fils sprituel de son vainqueur qui est son "Père bien-aimé". L'esclave a le maître pour unique "Lumière". On ne peut pas comprendre l'esclavage sans amprendre que le rapport de l'esclave au maître est un rapport d'"amour", voire d'"adoration".

 

Le maître a surtout la maîtrise de son propre corps. Initié ou médecin, il connaît les rapports de l'âme et du corps. Dans les formes rituelles de la "possession", des individus peuvent être possédés par un "esprit" qui leur est étranger. Mais cet esprit n'est pas étranger à tout le monde : les initiés savent le manipuler. C'est cette manipulation de l'esprit qui fonde le rapport du maître et de l'esclave. Le maître est capable de séparer l'esprit de son propre corps, en annulant son propre corps; et l'esclave, l'homme qui n'a plus d'esprit, est possédé par cet esprit créé par la manipulation magique du maître.

 

Les initiations religieuses donneront à des membres du peuple la possibilité d'acquérir de l'âme, symbolisée par le Faucon Horus du clan vainqueur. Après avoir perdu leur âme clanique propre, ils sont initiés à l'âme nouvelle et unique imposée par les vainqueurs. C'est pour pouvoir accéder à cette âme qu'a lieu la "Révolution religieuse". L'âme, d'abord propriété exclusive des Pharaons et des Dieux, va peu à peu se diffuser pour devenir un principe général, la "vie future", l"'Ankh", la croix ansée, d'abord à travers l'initiation, puis dans une "religion" populaire qui est probablement la source principale des "grandes religions" occidentales.

 

 

 

C. La révolution religieuse

 

Cette Révolution est datée de 2.000 AJC en Egypte, c'est à dire 500 ans seulement après l'inscription du Roi Ounas. Cette première révolution populaire de l'histoire a pour but de permettre aux membres du peuple, non-nobles, d'être eux aussi initiés, d'accéder à l'âme, l'écriture et l'immortalité. Cette révolution va entraîner la "participation" du peuple au système, et transformer les relations de domination simples de l'Ancien Empire en relations "religieuses" et "morales". Ce processus est aussi vrai en Chine qu'en Egypte; on peut dire qu'il apparaît avec Confucius ( fin VI - début V° siècle AJC ) pour se généraliser avec le bouddhisme.

 

Toutes les religions d'Empire ont au moins un facteur commun : elles sont "centrées" autour de la personne de l'Empereur-Dieu. L'Empereur-Dieu est conçu à la fois comme "Vide" et comme "Totalité"; il se définit comme un être ''affranchi du désir", les non initiés étant a l'inverse les "esclaves" de leur propre désir, de leur cupidité, de la "matière". Cette élaboration conceptuelle étonnante se retrouve en Egypte, en Chine, au Tibet lamaïste, chez les Aztèques, et se perpétue dans les grandes religions modernes. L'esclave est considéré comme "coupable" de son esclavage, et l'Empereur-Dieu comme "libéré" de la matière vile. L'initié est considéré comme celui qui a préservé une "pureté" originelle, "agneau tombé dans le lait" des initiés égyptiens ou orphiques, "enfant", voire "animal" des taoïstes. La "faute" de l'enracinement dans la matière retombe donc directement sur les esclaves, ainsi punis de leurs "péchés" et de leur "impureté".

 

L'initiation de fera toujours dans un système scolaire, voire monacal. C'est par l'initiation seule qu'en Egypte on accède à la "Vie éternelle", l"'Ankh". Cette initiation prend toujours la forme d'une "mort au monde", d'une rupture avec la "matière", d'une rupture, en fait, avec tous les vestiges de comportement "totémique" ou "clanique" qui ne serviraient pas exclusivement les intérêts du "système". La religion transforme les esclaves en "servants" volontaires, en "serviteurs de l'Etat".

 

Le mythe d'Osiris, en Egypte, symbolise parfaitement le cycle "mort matérielle"- "renaissance spirituelle" qui a une si grande importance dans les religions. C'est par un "sacrifice" qui exprime l'obéissance totale aux nécessités du Système, que l'homme d'Empire parvient près du "Centre" où il tend a devenir lui-même une espèce d'entité abstraite, "vide" de tout désir individuel.

 

Cette "technologie initiatique" fournit aux Empires les serviteurs absolument dévoués ("corps et âme") dont ils ont besoin. Le modèle impérial est initiatique, scolaire, hiérarchique et militaire. L'Empire lutte contre les "éléments anti-système"; ces éléments sont en proie à la "cupidité" et à la "corruption".

 

L'Empire égyptien développe une morale qui oppose "Maât", la "Justice", à la "corruption" et la "cupidité". La Justice (la Balance) signifie une répartition équilibrée des biens matériels, des devoirs et des récompenses, qui satisfasse l'équilibre du Système. Mais elle est surtout une notion religieuse et morale : le désir, la cupidité, l'individualisme entraînent la perte de l'âme, des supplices éternels, des renaissances honteuses, etc. L'Empire invente la terreur morale, la chasse aux éléments antisociaux, la valorisation de l'obéissance, la notion de "service public". Hors de là, point de salut.

 

L'emprise du système impérial sur les individus atteint des sommets extraordinaires; pour organiser la masse informe du peuple qui a perdu ses références totémiques, la classe des Prêtres crée des classements arbitraires, la plupart du temps sur des bases astrologiques. Chez les Aztèques par exemple, chaque individu se voyait attribuer une fonction et un destin par la classe des Prêtres, selon son horoscope de naissance. De même, chez les Tibétains, le Dalaï Lama est choisi selon son thème astrologique. Enfin, le Christ lui-même aurait été signalé par une "étoile" aux Mages. Le mouvement stellaire joue ainsi le rôle d'un "ordinateur" qui règle et précise la vie des individus privés de référence totémique. Et cette régulation a force de Loi. Les "lois cosmiques" sont autoritaires. L'Ordre cosmique est le reflet de l'ordre terrestre. Les Aztèques appellent cet ordre le "Jeu". Il s'agit bien d'un "Jeu" dans lequel les rôles sont plus ou moins distribués "au hasard", indépendamment des individus, en fonction du Système. Accepter le rôle prescrit, c'est être "sage", c'est le seul moyen de la "libération".

 

 

 

D. L'oeil du Souverain-Dieu

 

La Religion tout entière peut être symbolisée par un oeil. Elle l'est d'ailleurs en Egypte où l'oeil d'Horus ( "sacrifié" dans le combat où Horus arrache les testicules de Seth qui symbolise la Matière et le Mal ) est le symbole de la divinité. Ce symbole est repris par les Juifs (Dieu = oeil dans un triangle), les Chrétiens, les Francs-maçons. Il apparaît de même chez les Grecs, dans la figure de Dionysos, seule figure des céramiques représentée de face, au regard fixe, et chez les Hindouistes et les Bouddhistes sous la forme d'un "Troisième oeil".

 

La différence entre la "Claire Vision" que tentent de développer les textes bouddhiques et la "Vision" du chaman primitif nous fait mesurer exactement le pas accompli dans l'élaboration théorique, des "primitifs" aux "religieux". La "Vision" du primitif est révulsée, centrée sur un rêve auquel on ne peut avoir accès que dans une culture donnée, par l'intermédiaire d'un Maître. Les Occidentaux accèdent difficilement à ce type de Vision que leur culture a oubliée, sinon par l'intermédiaire de drogues. Par contre, ils accèdent relativement facilement à la compréhension de l'état de Claire Vision bouddhique, état qui n'est plus centré sur un Rêve chamanique, mais au contraire sur la destruction de toute forme de Rêve et de passion, une vision supérieure et détachée du bruit et de la fureur des "idolâtres". L'empereur Chinois contemple le monde sans passion, "lucidement" et c'est cette vision détachée qui fait sa force. Des cérémonies particulières, des sacrifices, marquent ce détachement; ainsi les chroniques chinoises racontent qu'un moine bouddhiste fait le sacrifice de sa personne en se faisant bouillir dans un chaudron d'huile; récemment, on a pu voir des moines se faire brûler vifs à Saigon. Le"sacrifice" rapporte au Temple bouddhiste des dons fabuleux ; et l'Empereur lui-même fait périodiquement le "don de sa personne" à un Temple, se retirant du monde, et ses ministres doivent le racheter, le ramener au monde à prix d'or.

 

Cette "Claire Vision" quasi divine est essentielle dans tous les Empires : elle est la technique fondamentale du gouvernement. Le "détachement" est la vertu essentielle qui permet le maniement et la cohésion de vastes ensembles `territoriaux et humains. Appliqué à l'ensemble du territoire, il peut donner des résultats terriblement efficaces; ainsi le Zen et "l'esprit samouraï", mais également toutes les techniques de détachement de l'instinct de conservation pratiquées par toutes les armées efficaces du monde.

 

Si on la compare à la "vision" primitive, la "claire vision" est également une avancée considérable dans la constitution d'une "objectivité". Elle est une étape essentielle dans le processus d'appréhension du monde, et de soi-même, comme objets. L'état extatique de la "claire vision" est le premier pas d'une vision objective du monde, débarrassée de la subjectivité et "au-dessus des partis". L'exemple de Marc Aurèle, en Occident, illustre parfaitement cette ascèse qui mène au détachement et à l'objectivité politique, très proche de l'objectivité scientifique.

 

 

 

E. Seconde révolution religieuse : l'égalité universelle

 

Une seconde Révolution Religieuse nous mène jusqu'aux concepts des religions modernes. El1e va faire sortir la Religion du cadre rigide de l'Ecole pour la populariser. Chose curieuse, cette seconde Révolution semble amorcée par des Princes : Akh-en-Aton en Egypte ( -1200 ), Gautama ( Bouddha ) en Inde ( -600).

 

Cette Seconde Révolution affirme l'égalité de tous dans l'accession à 1'"âme", démocratise complètement le processus d'accès aux "Valeurs" fondamentales. Cette Seconde Révolution correspond à la phase d'extension maximale des religions. Issues d'une appropriation brutale des Totems personnels, elles étendent leur système par la "conversion", l'offre de participation à un système étendu, efficace, performant, à travers une initiation standardisée. La "lutte idéologique" et la "conversion" deviennent les armes principales du système impérial-religieux. S'"engager", c'est aussi se "détacher" des liens anciens, accepter de détruire les structures originelles pour les remplacer par les nouvelles. Les Empires créent les disciples et la discipline qui tiennent lieu de structure à ceux qui ont perdu toute autre référence.

 

L'Empire, ou l'Etat, crée un Système dans lequel les particularismes sont à la périphérie, et le général, l'Absolu au centre. Le centre est un lieu vide, d'équilibrage des parties périphériques disparates et retardataires. L'Indifférenciation est un dogme, de même que l'Egalité; en fait, cette indifférenciation générale du Système, indifférence aux particularismes qui lui permet d'absorber une quantité infinie de sous-systèmes, n'est réalisée absolument que dans le centre. La distinction entre le Centre et la Périphérie se fait précisément selon le niveau d'indifférenciation atteint dans les zones. Paradoxalement, les zones centrales, celles qui ont le pouvoir effectif, sont les plus indifférenciées, les plus impersonnelles, quand les zones périphériques sont celles qui sont le plus attachées à leurs "particularismes', leurs spécificités, tout en étant vertigineusment attirées par l'indifférenciation centrale. L'exploitation se justifie de cette indifférence même qui est la valeur ultime à laquelle tend le système.

 

C'est l'indifférenciation qui est le moyen de la différenciation. Cette indifférence est atteinte d'abord par une ascèse religieuse, puis, dans les sociétés modernes, par l'apprentissage des méthodes abstraites, mathématiques en particulier. Le spéculateur capitaliste ne joue qu'avec des chiffres; toute autre considération lui est indifférente. C'est cette indifférence qui fait son efficacité.

 

Le Centre indifférent joue un rôle de "médium", il est le Système en ce qu'il est le lieu où convergent les informations et d'où émanent les principales décisions. Il est efficace dans la mesure où sa seule stratégie vise à son propre accroissement ; il ne cherche pas à privilégier une particularité quelconque ; il est "juste" et "indéterminé", partout et nulle part, comme le "Tao".

 

 

 

F. Centre et périphérie

 

Le Centre est un "médium". Le Centre des "Dix Mille Choses", c'est le Tao, la Voie, qui est également la " Vertu " du Souverain. Le Souverain est la " Vertu ", ou la " Vie " (Ankh chez les Egyptiens ). Le Tao est immuable et "sans forme", "indicible" ; il est absolument indéterminé, et c'est par rapport à lui que tout se détermine. Les Empereurs chinois pratiquent le "Non-Agir ", qui n'est pas exactement ne rien faire, mais signifie l'absolue réceptivité à ce Tao. Ils ont le "mandat du Ciel"; le non-agir est l'abolition de tout désir, de toute passion individuelle, pour l'accomplissement optimal du "mandat". Le Non-Agir Taoïste est une discipline de l'insertion dans les grands mouvements "naturels" du Tao, les grands équilibres cosmiques, insertion qui, seule, permet de ne pas troubler 1'"ordre ces choses". Dans ce travail d'insertion optimale dans l'Ordre, les Empereurs sont toujours aidés par des Magiciens et Astrologues capables de leur préciser quelle action est conforme à l'Ordre. Le Tao, c'est aussi le "Souverain Bien".

 

Inversement, le "désordre", la "corruption", le "Mal" sont le détournement des énergies cosmiques pour la satisfaction de passions et d'intérêts privés, égoïstes. Tout Empire cherche à se débarrasser de ses éléments "anti-sociaux" perturbateurs de l'Ordre. Les Empires mènent de vastes guerres idéologiques pour éviter le détournement, voire le gaspillage des énergies. En Chine, en Egypte, chez les Aztèques, la vie sexuelle, facteur de gaspillage éventuel, est strictement réglementée. Elle le sera d'ailleurs en Occident jusqu'au déclin du Christianisme.

 

Toutes les grandes religions et toutes les grandes idéologies reprennent les thèmes fondamentaux élaborés dans les Empires. L'idéologie impériale est fort loin d'avoir disparu, y compris dans les pays occidentaux. Les révolutions démocratique et capitaliste sont les seules percées hors de la gangue impériale-religieuse. Même si le développement du capitalisme est prodigieux, il faut reconnaître que dans beaucoup de pays occidentaux, le poids des idéologies impériales-religieuses est encore très important.

 

Cependant, l'Empire n'est pas qu'une construction "rétrograde"; en effet, l'idée de considérer le Centre divin-impérial comme un lieu vide, centre d'observation et de soumission à l'Ordre cosmique, qui contraste fortement avec les cérémonies primitives qui créaient leur propre mythe, ouvre la voie de l'observation et de l'analyse abstraite, mathématique, des phénomènes. Les Mathématiques, originellement, seront sacrées : elles sont à même de créer des lois qui sont libérées de toute passion. De nos jours encore, les systèmes tentent de s'élaborer sur des bases "scientifiques", "certaines", "abstraites", "dépassionnées", "objectives". Il se construit une sorte de "morale scientifique", héritée de la morale religieuse traditionnelle, qui a érigé l'absence de passion, l'indifférence objective comme dogmes principaux. L'image que nous pouvons avoir de nous-mêmes, reflétée par la théorie, est de plus en plus mathématique.

 

 

 

G. Le médium cosmique

 

Enfin, un dernier aspect de la construction du système religieux-impérial (qu'on pourrait appeler système du "Souverain Bien"), sa diffusion hors frontières. Elle prend deux formes très intéressantes.

 

D'abord, les rapports d'alliance et de compétition entre les différents Etats. Les Souverains ont pour habitude, au moins autour de la Méditerranée, de se soumettre des "énigmes" qui entraînent des "gages" qui peuvent être d'énormes quantités de biens précieux. Le "gage", ou le crédit, dépend donc de l'aptitude intellectuelle à résoudre l'énigme, la capacité à abstraire ou à théoriser. On retrouve d'ailleurs cette pratique dans le mythe d'Oedipe, qui reçoit le pouvoir royal pour avoir résolu une énigme (qui d'ailleurs, est copiée mot pour mot de la définition de Rê, le Soleil-Dieu, par les Egyptiens); de même, on sait le rôle central de Delphes, l'oracle énimatique, dans la constitution de la Grèce, et les énormes dons que lui a fait Crésus, roi de Lydie, pour prix de sa consultation. Le rôle de 1' "énigme" ou du "mystère", dans l'antiquité, ne peut être surestimé.

 

Le Mystère joue le rôle de "médium" entre l'Ordre cosmique et les événements énigmatiques terrestres. Tout événement est une énigme à travers laquelle il est possible de déceler la volonté des Dieux. Et, dans ce monde, l'interprétation correcte des énigmes correspond à la connaissance de la volonté des Dieux, donc à la maîtrise (médiumnique) du Cosmos, au Pouvoir. Le Pouvoir est connaissance du Mystère. Et la plus grande part, sinon la totalité, des flux de richesse passe par ces oracles, ces mystères, ces énigmes. Le "médium" cosmique est le point où se concentre l'accumulation de capital. Aucun Empire ne peut subsister sans la connaissance de la volonté des Dieux. Le Capital est très nettement "joué" pour obtenir l'information, magique, sur la volonté divine. Et les mises "pour savoir" peuvent être considérables. Dans beaucoup de sociétés africaines contemporaines, il sera ainsi fait appel régulièrement à un "devin", qui a pour fonction de prédire l'avenir et de décrire les "fautes" contre l'ordre du monde qui ont entraîné des échecs ou des malheurs.

 

Ensuite, les Signes mystérieux de cette connaissance peuvent très bien circuler en tant qu'énigmes ou Mystères intraduisibles, dans des populations peu civilisées ou analphabètes. Ainsi, des Scarabées de faïence, gravés de hiéroglyphes, ont un usage qui se répand en dehors de l'Eoypte : un commerce fructueux de ces "amulettes" se développe dans tout le Bassin Méditerranéen, leur caractère énigmatique étant le fondement de leur "Valeur" et du pouvoir magique que peuvent leur accorder les populations moins développées. L'Egypte rentabilise ainsi son avance dans la "civilisation" en diffusant un "médium" ou une "Monnaie" plus ou moins sacrée. Ce caractère sacré, ou magique, ou mystérieux, apparaîtra également dans les premières monnaies, lydiennes ou grecques. Elles ne sont pas des moyens d'échange, des moyens termes entre marchandises, mais d'abord et avant tout des "réservoirs d'âme" que les systèmes peu développés chercheront à acquérir en fournissant des quantités importantes de leur production, c'est-à-dire de leur "âme" propre.

 

Les "échanges inégaux" qui s'instituent entre les "Civilisés" et les "Non-Civilisés" dans l'Antiquité sont fondés sur la "puissance" des nouvelles Monnaies que créent les Civilisés, infiniment plus "mystérieuses" que les colliers de cauris des néolithiques. Encore une fois, la Monnaie n'est pas moyen d'échange mais moyen d'accumulation et de concentration. Les Empires jouent le rôle de "Banques" ; les Empereurs-Dieux et les Temples ont, à l'intérieur de leurs frontières, récupéré tout le Crédit qu'accumulent les big men néolithiques sous forme de coquillages; de crédités ils deviennent créditeurs. De même, à l'extérieur des frontières, ils continuent la même politique : ils font créditer leurs scarabées magiques, d'ailleurs rapidement produits en grande quantité, de manière quasi-industrielle, en série, par les populations moins évoluées, pour les dominer économiquement et leur imposer peu à peu leur joug.

 

Le moyen d'échange et de communication est aussi un moyen de domination par différenciation de l'accès à cette communication même. La Monnaie est, certes, un moyen d'échange général, mais les différences dans l'accès à ce moyen d'échange sont considérables. C'est un moyen d'échange que 1' "initié" maîtrise toujours mieux que l'analphabète pour qui elle reste un "mystère". Comme tout "médium", comme tout réseau de communication, elle est d'emblée réservée à ceux qui savent l'utiliser. Les "Lois du marché" sont les arcanes modernes auxquels le capitaliste est initié et, tout comme le respect des lois cosmiques garantit l'exaltation de l'Empire, c'est la connaissance et le respect des lois du marché qui assure l'expansion capitaliste.

 

 

 

H. Les origines du médium monétaire

 

La Monnaie est un "mystère"; l'or est en Egypte la "chair des Dieux", et les premières Monnaies frappées le seront toujours de signes sacrés. De même que dans les tombes néolithiques on trouve souvent des coquillages, "cauris", symboles sacrés de "Vie ", dans la Grèce antique on place dans la bouche du mort une pièce de monnaie, "obole à Charon"; en Chine, on donne au mort du papier-monnaie qui joue le même rôle. On connaît aussi l'habitude des Grecs de porter constamment de la Monnaie à la bouche, comme pour en extraire la force magique. De plus, les premières Monnaies sont toujours émises par les Temples qui jouent le rôle de premières Banques. Il est bien clair que les Monnaies ne sont pas émises dans le but d'être de simples "intermédiaires de l'échange"; elles sont au contraire créées comme les produits des technologies les plus avancées (fonte des métaux, céramiques, papier-monnaie chinois) et les supports d'une Magie qui entraîne les dons de ceux qui tentent de se l'approprier. La Monnaie n' "achète" pas; ce sont les dons "profanes", provenant de technologies et de magies moins évoluées, qui tentent de l" 'acheter" avec tous ses "pouvoirs".

 

La "Demande" initiale est toujours une demande de Monnaie; les productions matérielles peuvent être utilisées comme "dons" pour l'obtention de cette Monnaie. Certains taux d'échange peuvent être établis par la coutume, mais ils sont toujours plus ou moins fluctuants, et ne changent rien à ce fait fondamental que c'est la Monnaie, pour elle-même, qui est désirée, par rapport à quoi se déterminent les productions matérielles. Ce que Keynes appelait la "préférence pour la liquidité". La Monnaie est le seul bien dont on puisse toujours redemander. Il ne se compare à aucun autre bien, et les seules grandeurs auxquelles on puisse la comparer sont très subjectives, "travail" ou "fatigue" ou "désir" ou "temps". Les disparités sociales dans les sociétés entièrement monétarisées sont des disparités dans l'accès à la demande de Monnaie, disparités dans l'accès aux marchés financiers distributeurs de Crédit.

 

 

 

Bibliographie et Citations

 

 

 

CHASSINAT, E, Le mystère d'Osiris au mois de Khoiak, Le Caire, Institut Français d'Archéologie Orientale, 1966

 

Les rites d'Isis-Osiris passent d'Egypte en mer Egée (alors sous domination égyptienne) vers 1700-1600 AJC (XVIII ème Dynastie)

Osiris est "le Roi" (Texte du Temple d'Hathor à Dendara)

"C'est moi, dit Isis, qui ai établi l'union entre l'homme et la femme... c'est moi qui, avec mon frère Osiris, ai fait cesser l'anthropophagie; c'est moi qui ai fait connaître le blé aux hommes." (III ème siècle après JC)

Hymne à Osiris : "Tu es le père et la mère des hommes; ils vivent de ton souffle; ils mangent la chair de ton corps."

 

DUVERGER, Christian, La fleur létale, économie du sacrifice aztèque, Seuil, 1979

 

Le destin de chaque individu est régi par son 'tonal', son "signe", régi par un calendrier. Il faut être soumis à son signe. Le dernier signe est celui du Jeu. C'est aussi celui du Sacrifice. Ce signe peut être néfaste (il peut entraîner à la "perte") ou faste (il entraîne alors au sacerdoce, il donne des dons artistiques).

"Guerre fleurie" : guerre-jeu entre Mexico et un ensemble de villes, dans le seul but de faire des "captifs" qui seront sacrifiés.

Le Sacrifice est appelé : "payer ce qui est dû".

Florentine Codex : "Celui qui avait fait un prisonnier ne mangeait pas de la chair de son captif. Il disait : "Vais-je manger ma propre chair ?" En effet, depuis l'heure de la capture, il tenait le prisonnier pour son fils bien-aimé. Et le captif disait de son maître : "Voici mon père vénéré". C'est pour cela qu'il ne mangeait pas la chair de son captif mais celle d'autres sacrifiés."

 

LAO-TSEU, Tao Te King, IIIème AJC

 

1 : Le Tao qu'on tente de saisir n'est pas le Tao lui-même;

le nom qu'on veut lui donner n'est pas son nom adéquat.

2 : Tout le monde tient le beau pour le beau,

c'est en cela que réside sa laideur.

Tout le monde tient le bien pour le bien,

c'est en cela que réside son mal.

5 : L'univers n'a point d'affections humaines;

toutes les choses du monde lui sont comme chien de paille.

Le saint n'a point d'affections humaines;

le peuple lui est comme chien de paille.

11 : Trente rayons convergent au moyeu

mais c'est le vide médian

qui fait marcher le char.

17 : Le Maître éminent se garde de parler

Et quand son oeuvre est accomplie et sa tâche remplie

le peuple dit :"Cela vient de moi-même."

27 : L'homme de bien est le maître de l'homme de non-bien.

L'homme de non-bien n'est que la matière brute de l'homme de bien.

29 : Qui cherche à façonner le monde,

je vois, n'y réussira pas.

Le monde, vase spirituel, ne peut être façonné.

Qui façonne le détruira.

Qui le tient le perdra.

32 : Si les princes ou les seigneurs pouvaient adhérer au Tao

tous les êtres du monde se soumettraient à eux.

Le ciel et la terre s'uniraient

pour faire descendre une douce rosée,

le peuples sans contrainte aucune

se pacifieraient d'eux-mêmes.

37 : Le fond sans nom

est ce qui n'a pas de désir.

C'est par le sans-désir et la quiétude

que l'univers se règle de lui-même.

46 : Pas de plus grande erreur que d'approuver ses désirs.

Pas de plus grand malheur que d'être insatiable.

Pas de pire fléau que l'esprit de convoitise.

49 : Le saint n'a pas d'esprit propre

Il fait sien l'esprit du peuple.

81 : Les paroles vraies ne sont pas agréables;

les paroles agréables ne sont pas vraies.

 

MAYASSIS, Serge, Mystères et Initiation de l'Egypte Ancienne, B.A.O.A., Athènes, 1957

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

"Mystère" = chose cachée, tout ce qui est fermé, tombeau.

Le mort-Osiris dit : "Je suis le mystère"

"Mystère du changement des corps nombreux, de la vie résultant du massacre de la vie, exécution de son ordre."

"La corruption d'Osiris est cachée (mystérieuse); le dieu repose sur sa corruption."

THEODORETUS : "Le hiérophante chantait Osiris, Typhon et les membres d'Osiris dépecés et dispersés partout, et Isis, la soeur d'Osiris, les ramassant avec douleur, mais ne trouvant pas son phallus, elle en fit une image qu'elle ordonna de vénérer, ce sont les Mystères d'Egypte."

Textes des Cercueils, 94 : L'initiation "éloigne le 'Bâ' (l'âme) du corps."

La "Maison de Vie", école initiatique : "Que Mafdet (le Lynx, à la vue perçante) qui est dans la Maison de Vie te frappe au visage, te griffe dans les yeux."

Les initiés doivent "souffrir", subir une "passion".

ORIGENE : "La Royauté est un Mystère"

HERMES TRISMEGISTE : "L'homme est créateur des dieux qui sont dans les temples, contents de la proximité de l'homme et non seulement sont illuminés, mais encore illuminent. Cela profite à l'homme et en même temps affermit les dieux."

HERMES TRISMEGISTE : "La vérité est la vertu parfaite, le souverain bien qui n'est ni troublé par la matière, ni circonscrit par le corps, le bien nu, évident, inaltérable, auguste, immuable."

 

MORENZ, Serge, La Religion égyptienne, Payot, 1977

 

 

 

 

 

Notion de "Maat" : "l'état juste de la nature et de la société tel que l'a fixé l'acte créateur".

FECHT, G., Der Habgeriege und die Maat in des Lehre des Ptah- hotep, ADIK 1, 1958 :

Le sage Ptah-Hotep enseigne : "grande est la Maat, durable et efficace; elle n'a pas été détruite depuis le temps d'Osiris. On punit celui qui transgresse ses lois, (mais) le "cupide" n'en sait rien.

(Sans doute) la méchanceté amasse-t-elle des trésors, (mais) jamais le crime n'a mené à rien. Quand la fin vient, la Maat demeure."...

"L'homme qui s'attache à la Maat survit (...), mais il n'y a pas de tombeau pour le "cupide"."

Aton ou Akh en Aton signifie "destin qui donne la vie".

 

SEIDEL, A.K., La divinisation de Lao Tseu dans le taoïsme des Han, Paris, Maisonneuve, 1969

 

 

 

 

 

Houang Ti, le "premier empereur" mythique, et Lao Tseu sont confondus dans les livres de base des taoïstes en "Houang Lao".

Le Non-Agir est une "Force" ou une "Lumière".

Le Tao Te King n'est pas un livre de philosophie mystique, mais un "manuel de conduite". Rédigé entre la fin du IV° et le début du III° siècle AJC. Houang Ti est mentionné comme premier empereur mythique au III° AJC.

"Le courant taoïste nommé, d'après ces deux patrons, Houang Lao, est celui qui s'occupe de l'art de gouverner et des pratiques de l'immortalité." p 50

"Il est connu, (...), que le dieu Lao Tseu est une personnification du Tao. Mais, ce qui est important à voir ici, c'est qu'il représente le Tao en tant que vertu du Souverain."

 

 

VII. Peuples, cités, républiques

VIII. Systèmes modernes

IX. L'homme et les systèmes

X. Les jeux et les formes

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